February 16, 2021
Honorables sénateurs, j’interviens aujourd’hui à l’étape de la troisième lecture du projet de loi C-7, Loi modifiant le Code criminel (aide médicale à mourir).
Le débat sur l’aide médicale à mourir continue de nous confronter à certaines des plus grandes questions auxquelles nous pourrions être confrontés : la nature de la mort et du fait de mourir ainsi que le pouvoir des personnes sur la façon dont elles partiront. Ce sujet, fondamentalement difficile à aborder, est façonné par les croyances et les principes moraux et éthiques de chaque personne. C’est une conversation qui demande du courage et qui est profondément enracinée dans les valeurs et les expériences vécues. Le sujet est à la fois personnel et sociétal par nature, ces deux aspects étant souvent contradictoires lorsque nous explorons nos opinions.
Tout d’abord, la terminologie même contribue à orienter la réflexion. Nous sommes tous conscients des subtilités des mots que nous choisissons délibérément et de la façon dont ils véhiculent non seulement des notions techniques, mais aussi des croyances. Examinons brièvement l’évolution et la terminologie utilisée pour décrire le programme d’aide médicale à mourir au cours des dernières décennies. Des termes comme « euthanasie volontaire » et « suicide assisté » ont progressivement été remplacés par « aide médicale à mourir » et « aide médicale à la mort », des changements terminologiques qui reflètent bien l’évolution constante de notre société.
En 1994, le Comité sénatorial spécial sur l’euthanasie et l’aide au suicide a examiné la vaste terminologie utilisée au Canada et à l’étranger en matière d’aide médicale à mourir et d’aide médicale à la mort. Dans son rapport final, le comité a constaté :
[…] les mêmes termes faisaient l’objet de définitions différentes. Or ces différences portent rarement sur le sens littéral des termes […].
Le comité a soutenu que :
Le désaccord tient essentiellement à la signification morale des mots.
Cela a été confirmé 20 ans plus tard lorsque le Comité mixte spécial sur l’aide médicale à mourir a examiné, une fois de plus, la même terminologie. Divers témoins entendus par notre comité ont discuté du vocabulaire qui devrait être utilisé relativement à l’aide médicale à mourir. Certains estimaient que les expressions « aide médicale au suicide » ou « euthanasie volontaire » étaient claires et bien définies et ne devaient pas être délaissées, tandis que d’autres soutenaient que ces expressions contribuaient aux stigmates sociaux.
Après mûre réflexion, notre comité parlementaire mixte a conclu que l’expression « aide médicale à mourir » était la plus appropriée :
[…] car elle traduit la réalité selon laquelle les équipes de soins de santé, composées de personnel infirmier, de pharmaciens et d’autres professionnels de la santé, participent également au processus.
Des raisons pratiques et juridiques justifient ce vocabulaire.
Au cours des derniers mois, le projet de loi C-7 a attiré une attention considérable au pays, soulevant un débat public houleux, à l’instar du projet de loi C-14 avant lui. Les dispositions du projet de loi C-7 suscitent tout un éventail d’opinions. Les détracteurs soulèvent des préoccupations graves, réclamant, à tout le moins, un resserrement des mesures de sauvegarde, tandis que les partisans en font l’éloge et déclarent qu’elles constituent un progrès important, mais insuffisant.
Les points de vue sur les questions les plus fondamentales et les plus difficiles concernant l’aide médicale à mourir sont divergents. Ils l’ont toujours été et ils le seront toujours. L’argumentation présentée dans ce débat est rarement déraisonnable, ce qui rend la tâche d’arriver à un consensus sur le projet de loi C-7 d’autant plus difficile. Les défis personnels et sociétaux ne réduiront pas les difficultés morales de ce débat dans les années à venir, car l’aide médicale à mourir provoquera toujours des réactions intenses et profondes. Le caractère émotif de notre propre débat concernant les questions de constitutionnalité et de moralité ne devrait pas surprendre personne. En fait, la philosophie ancienne peut nous aider à mieux comprendre ce qui influence notre processus décisionnel de législateurs.
Consciemment ou non, la philosophie morale oriente nos choix et nous amène vers la résolution la plus éthique selon les théories mêmes de l’éthique. Une catégorie de théories éthiques qu’on appelle la déontologie est dérivée des mots grecs pour « devoir » et « science ». Selon cette catégorie de théories, une personne a le devoir absolu de faire ce qui s’impose, peu importe les circonstances ou les conséquences. En termes simples, il existe de bonnes et de mauvaises actions, et si nous respectons les règles, nous sommes éthiques. Par contre, si nous ne les respectons pas, nous manquons à l’éthique.
Comme l’a écrit Kant dans son essai devenu célèbre Fondements de la métaphysique des mœurs :
Agis uniquement d’après la maxime qui fait que tu peux vouloir en même temps qu’elle devienne une loi universelle.
À l’opposé de la déontologie, il y a le conséquentialisme, aussi appelé utilitarisme. Cette catégorie de théories amène la personne à peser les conséquences des actions possibles et à opter pour celle qui profite au plus grand nombre de personnes.
Dans les théories éthiques sur les droits et les vertus, il y a la règle d’or et le juste milieu d’Aristote. La règle d’or est prescriptive : « Traitez votre prochain comme vous voudriez être traité vous-même », alors que, selon la règle du juste milieu d’Aristote, la vertu est une position intermédiaire optimale située entre deux extrêmes.
Honorables sénateurs, il faut se rappeler cette leçon d’éthique pour souligner la profondeur et la nature conflictuelle de la réflexion qu’exige la décision que nous sommes appelés à prendre.
Dans son ouvrage intitulé How Good People Make Tough Choices: Resolving the Dilemmas of Ethical Living, l’auteur, éthicien et professeur américain Rushworth M. Kidder a écrit :
…les principes sont utiles parce qu’ils nous offrent un moyen d’exercer notre raisonnement moral. Ils sont des prismes à travers lesquels analyser nos dilemmes et les évaluer…
Comme nous sommes des êtres humains, notre façon de penser et de percevoir le monde qui nous entoure est façonnée par nos systèmes de valeurs sous-jacents et par le cadre éthique que nous avons adopté. Les débats portant sur des enjeux foncièrement liés aux valeurs, comme l’aide médicale à mourir, reflètent donc nos différences fondamentales. Tout comme Kant, Aristote et Platon avaient des façons différentes d’expliquer la raison humaine, nous avons des codes d’éthique différents.
Dans la préface de la première édition de la Critique de la raison pure, Kant écrit avec poésie :
La raison humaine a ce destin particulier, dans un genre de ses connaissances, qu’elle se trouve accablée de questions qu’elle ne peut écarter, car sa nature même les lui impose, mais auxquelles elle ne peut répondre, car elles dépassent tout son pouvoir.
Ce n’est pas sa faute si elle tombe dans cet embarras. Elle part de principes dont elle ne peut éviter l’usage dans le cours de l’expérience, lequel usage se trouve en même temps suffisamment garanti par cette même expérience. S’appuyant sur ces principes, la raison s’élève toujours plus haut (comme le veut le reste de sa nature), vers des conditions de leur application légitime toujours plus éloignées. [Elle s’aperçoit toutefois] que, ce faisant, son entreprise ne peut que rester toujours inachevée, les questions ne cessant jamais de se succéder les unes aux autres […]
Même si ces mots sont peut-être difficiles à assimiler, ils n’en sont pas moins lourds de sens.
Kant fait une distinction capitale. Les politiques et les normes que créent les législateurs que nous sommes sont peut-être le fruit d’une discussion réfléchie et de la somme de nos expériences collectives, mais aucune politique n’est permanente et ne repose sur un savoir universel. Nul ne peut prévoir toutes les questions qui pourraient un jour être posées ni les situations qui pourraient survenir.
C’est normal, car il n’y a pas d’entente absolue. C’est déjà difficile de conceptualiser la morale et l’éthique, alors imaginons quand il faut leur donner forme dans un projet de loi portant sur un sujet comme l’aide médicale à mourir. Pourtant, si on comprend que la raison humaine évolue sans cesse et qu’elle n’est jamais absolue, on a en main un puissant antidote à l’incertitude, et le chemin devant soi devient plus clair.
Honorables sénateurs, nous avons tenu un long débat riche en émotions. Nous avons entendu des témoins et lu les rapports à notre disposition. Nous tentons maintenant de trouver une solution malgré nos différences en ce qui a trait à l’éthique, à la morale et aux valeurs. Bien que nous ayons tous notre propre code d’éthique, nous ne devrions pas oublier que nous devons surtout jeter les bases d’une approche qui tienne compte à la fois de l’autonomie, de la liberté et de la dignité de la personne qui souffre d’une maladie grave et irrémédiable tout en protégeant les personnes vulnérables, une approche qui tienne compte à la fois des réalités scientifiques et émotionnelles ainsi que de la dimension spirituelle de la personne. Cette approche équilibrée devrait permettre aux Canadiens de prendre leurs décisions en fonction de leur code d’éthique et de leur système de valeurs.
Honorables sénateurs, il est temps d’aller de l’avant dans l’intérêt supérieur des Canadiens et de franchir la première étape du long processus pendant lequel nous devrons trouver des solutions aux problèmes que l’aide médicale à mourir continuera de soulever dans les années à venir.