June 8, 2021
Honorables sénateurs, je prends la parole au sujet du projet de loi S-202, Loi modifiant la Loi sur la procréation assistée. Je remercie ma collègue la sénatrice Moncion du leadership dont elle a fait preuve au sujet de cet enjeu important.
L’objectif du projet de loi S-202 est de modifier la Loi sur la procréation assistée en vue de décriminaliser, dans certaines circonstances, la rétribution des donneurs de spermatozoïdes ou d’ovules et des mères porteuses.
Depuis des décennies, des militants demandent qu’on légalise la rétribution des donneurs de spermatozoïdes ou d’ovules et des mères porteuses, parce que, à leur avis, la loi actuelle crée des obstacles importants pour ceux qui veulent devenir parents, pour les donneurs et pour les mères porteuses.
Le régime de procréation assistée au Canada est entièrement altruiste. La loi interdit actuellement de rétribuer une mère porteuse et d’acheter des spermatozoïdes ou des ovules. Par contre, elle permet que certaines dépenses encourues par le donneur ou par la mère porteuse soient couvertes sur présentation des factures.
Pour comprendre l’approche adoptée depuis longtemps par le Canada en matière de reproduction, à savoir l’interdiction de la commercialisation de cette dernière, il faut faire un résumé historique de la loi.
Le débat au sujet de la procréation assistée au Canada a commencé en 1978, lorsqu’un premier enfant a été conçu in vitro en Grande-Bretagne, ce qui a mené à la création de l’expression « bébé-éprouvette ». L’idée qu’un enfant puisse être conçu par des moyens non traditionnels au moyen de technologies d’aide à la procréation a capté l’attention et l’intérêt des Canadiens.
Pour beaucoup, ces nouvelles technologies amenaient des questions éthiques qu’il fallait examiner en détail. C’est pourquoi le gouvernement fédéral a formé en 1989 la Commission royale sur les nouvelles techniques de reproduction.
Le vaste mandat de la commission royale consistait à faire enquête et à présenter un rapport sur « les progrès actuels et prévisibles de la science et de la médecine en matière de nouvelles techniques de reproduction », plus particulièrement « sur le plan de leurs répercussions sur la santé et la recherche, de leurs conséquences morales, sociales, économiques et juridiques […] ».
Sur une période de quatre ans, la commission royale a mené de vastes consultations. En tout, plus de 40 000 personnes ont participé à ses travaux. En 1993, elle a publié son rapport final en deux volumes, intitulé Un virage à prendre en douceur, qui a jeté les bases d’un cadre législatif sur la procréation assistée.
La commission royale a déterminé huit principes généraux qui ont guidé leur prise de décision : l’autonomie individuelle, l’égalité, le respect de la vie et de la dignité humaine, la protection des personnes vulnérables, la non-commercialisation de la reproduction, l’utilisation appropriée des ressources, la reddition de comptes et l’équilibre entre les intérêts individuels et collectifs.
Elle a expliqué en ces termes le principe de non-commercialisation de la reproduction :
Les commissaires croient qu’il est foncièrement inacceptable que des décisions sur la reproduction humaine soient prises à des fins de profit. La recherche de profits va à l’encontre des valeurs fondamentales et ne tient pas compte du rôle important que joue la reproduction, notamment dans nos vies. La commercialisation des êtres humains et de leurs corps dans le but de réaliser des bénéfices commerciaux est inacceptable parce qu’une telle instrumentalisation est nuisible à la dignité humaine et, en fin de compte, déshumanisante.
La commission a insisté sur la nécessité de défendre les valeurs canadiennes, dont la plus importante est de préserver la dignité humaine en ne commercialisant pas la vie humaine.
La Loi sur la procréation assistée, qui découle des travaux de la Commission royale, a été adoptée en 2004. Elle consacre les principes directeurs susmentionnés et codifie les paramètres de la procréation assistée qui ont été établis par la Commission royale. Elle criminalise également certaines activités tout en en réglementant d’autres.
Honorables sénateurs, la raison de ce survol historique est de mettre en contexte notre conversation d’aujourd’hui. Une première analyse du projet de loi S-202 à l’étude soulève quelques questions. La première concerne l’abrogation de l’une des sept déclarations figurant à l’article 2f) de la Loi sur la procréation assistée, qui se lit comme suit : la commercialisation des fonctions reproductives de la femme et de l’homme ainsi que l’exploitation des femmes, des hommes et des enfants à des fins commerciales soulèvent des questions de santé et d’éthique qui en justifient l’interdiction;
[…] Il ne fait aucun doute que des questions de santé et d’éthique ne justifient pas, à elles seules, l’interdiction de la commercialisation de la reproduction, mais on ne peut ignorer les risques associés au don de sperme et d’ovules, à la fécondation in vitro et à la maternité de substitution. Par exemple, il existe une série de risques associés à la maternité de substitution, qui peuvent être de nature physique, sociale, juridique et psychologique. Certaines femmes constatent des effets indésirables sur leur santé, comme des migraines, de l’hypertension et du diabète. D’autres peuvent développer des complications graves, qui peuvent conduire à une infertilité permanente. Les risques émotionnels comprennent l’attachement à un enfant auquel il faut renoncer et la dépression post-partum.
Les risques éthiques s’inscrivent dans un continuum : comment peut-on respecter l’autonomie d’une personne tout en s’assurant aussi qu’elle est protégée contre l’exploitation. Éliminer complètement ce principe crucial de la Loi sur la procréation assistée ferait fi des risques graves liés à la procréation assistée, qui doivent être pris soigneusement en considération par celles qui prévoient devenir mères porteuses ou faire un don de gamètes.
Une autre question concerne le remplacement de l’article 6 de la Loi sur la procréation assistée par des critères d’admissibilité pour les futures mères porteuses. L’article 6 de la loi interdit plusieurs activités, notamment la rétribution de la mère porteuse, la rétribution d’un intermédiaire et l’achat de gamètes. En remplaçant cet article, le projet de loi décriminaliserait ces activités, ce qui les rendrait essentiellement légales sans l’indiquer explicitement.
Dans son ouvrage publié en 2015 intitulé Rethinking “Commercial” Surrogacy in Australia, la professeure Jenni Millbank, de l’Université de technologie de Sydney, a soutenu que :
[…] l’ensemble des études empiriques fournit des preuves incontestables que la maternité de substitution a été satisfaisante pour la grande majorité des femmes qui ont choisi cette pratique dans le contexte national. Prises collectivement, les études montrent que le fait de rétribuer ou non la mère porteuse n’est pas un élément déterminant de l’expérience pour celle-ci.
On peut débattre de l’éthique de la commercialisation et de la marchandisation de la procréation assistée, mais ce qui devrait peut-être retenir notre attention est la pléthore de problèmes profondément enracinés dans notre système actuel, que le projet de loi S-202 ne règle pas adéquatement.
Nous devrions d’abord tenir compte du calendrier d’élaboration des règlements relatifs à la Loi sur la procréation assistée. Bien que cette loi ait été adoptée en 2004, plusieurs de ses dispositions sont restées inactives pendant plus d’une décennie. À titre d’exemple, le gouvernement fédéral a adopté le règlement portant sur le remboursement en juin 2019 seulement, soit 15 ans après l’adoption de la loi.
Dans son discours à l’étape de la deuxième lecture, la sénatrice Moncion nous a informés que le projet de loi S-202 entrerait en vigueur 180 jours après avoir obtenu la sanction royale, ce qui « donnerait au gouvernement fédéral et aux assemblées législatives provinciales un délai raisonnable pour exercer leurs pouvoirs de réglementation, au besoin ».
Étant donné le bilan du gouvernement, je pose la question suivante : est-ce que 180 jours suffiront pour rédiger de nouveaux règlements, ou est-ce que d’importants aspects devront attendre encore 15 ans avant de faire l’objet d’une réglementation?
Les changements proposés dans le projet de loi S-202 entraîneront certainement des demandes répétées de clarification, étant donné les nouvelles questions soulevées que seule une réglementation claire pourra résoudre. Contrairement à ceux des États-Unis, les programmes canadiens de maternité de substitution et de don de gamètes manquent de supervision, en plus d’être non réglementés et non homologués. La collecte de données est irrégulière et fragmentée. Les données recueillies sont surtout de nature empirique.
Selon une étude publiée dans le Journal d’obstétrique et gynécologie du Canada en juin 2020, les informations sur la maternité de substitution au Canada font défaut. L’auteur souligne que les informations disponibles proviennent « principalement des États-Unis » et que les « participants ne savaient pas comment évaluer l’authenticité de tels processus ». L’étude conclut que « l’absence de lignes directrices canadiennes officielles a gêné la prestation de données complètes et dignes de confiance ».
L’année dernière, CBC News a mené une enquête approfondie de trois mois sur la maternité de substitution au Canada. Des dizaines de personnes ont été interviewées, dont des parents, des mères porteuses et des avocats. Une multitude de préoccupations ont été soulevées. Dans un cas, des mères porteuses ont dit avoir été encouragées par Canadian Fertility Consulting, une agence de maternité de substitution de Cobourg, en Ontario, à « conserver autant de reçus que possible pour atteindre leur allocation mensuelle maximale ».
Dans un autre cas, plusieurs mères porteuses ont admis que leur agence leur avait envoyé de nouveaux profils de parents d’intention quelques jours après la date prévue de leur accouchement. Certaines femmes ont dit qu’elles avaient l’impression d’être harcelées pour s’engager tout de suite auprès d’un nouveau couple.
Il est évident que l’absence de normes et de mécanismes de surveillance en matière de maternité de substitution au Canada ne permet pas de protéger les parents potentiels, les mères porteuses et les donneurs — il s’agit d’un grave problème que le projet de loi ne corrige pas. Il convient de noter que la première Loi sur la procréation assistée a établi une agence de réglementation, Procréation assistée Canada. La loi a toutefois été contestée par le gouvernement du Québec et, en 2010, la Cour suprême du Canada a annulé plusieurs dispositions, y compris celle sur la création de l’agence, qui a inévitablement été fermée en 2013.
La sénatrice Moncion a avancé que l’abrogation de l’article 6 permettrait aux provinces de réglementer l’industrie de la procréation assistée, mais je crains que la modification proposée ne puisse encourager des mesures en ce sens. Si nous voulons simplement éliminer les interdictions prévues dans le cadre législatif actuel, comment peut-on avoir l’assurance que les provinces prendront des mesures pour réglementer l’industrie?
Honorables sénateurs, dans le cadre de cette discussion, je me permets de présenter deux cas de figure observés à l’étranger. L’Inde est l’épicentre du tourisme procréatif depuis des années; on y trouve un système de maternité de substitution à des fins commerciales depuis 2002. En raison de l’accumulation des cas d’exploitation signalés, le gouvernement de l’Inde a mis en place des dispositions législatives en 2019 pour interdire toutes les formes de maternité de substitution à des fins commerciales.
Dans son rapport final, le comité spécial qui s’est penché sur le projet de loi de 2019 a expliqué que ce projet de loi visait à réglementer la maternité de substitution de manière à « mettre fin à l’exploitation des femmes vulnérables qui vivent dans la pauvreté [et] à protéger les droits de l’enfant né de la maternité de substitution ». Ce projet de loi, devenu loi l’année dernière, a mis fin à une industrie évaluée à plusieurs milliards de dollars.
Par ailleurs, Israël a été le premier pays à institutionnaliser la maternité de substitution contrôlée par l’État. Là-bas, la maternité de substitution n’est pas seulement légale, mais elle est également rémunérée et supervisée par le gouvernement. La loi, qui a été adoptée en 1996, crée un système selon lequel tous les contrats de mères porteuses doivent être approuvés par le Comité de ratification de contrats pour gestation pour autrui. Les membres du comité, qui sont nommés par le ministre de la Santé, incluent des médecins, un psychologue clinicien, un travailleur social, un représentant de l’État qui est juriste et un ministre du culte. Ce système permet la surveillance des contrats et l’imposition d’un plafond aux paiements versés aux mères porteuses. Il encourage aussi une collecte rigoureuse de données.
Honorables sénateurs, une conversation nationale sur les lois encadrant la procréation assistée au Canada s’impose depuis longtemps. Nous devons tirer parti de l’expertise de pays comme les États-Unis, le Royaume-Uni, l’Inde et d’autres, qui ont étudié la procréation assistée et les pratiques exemplaires dans ce domaine pendant des années. Les données probantes ne manquent pas.
Comme la sénatrice Moncion, je pense aussi que le moment est bien choisi pour étudier attentivement et revoir cette question afin que nous puissions moderniser nos politiques pour refléter la réalité actuelle.
Cependant, je me demande si un projet de loi d’initiative parlementaire est l’approche appropriée à cette étape. Un débat sur cette mesure législative restreindrait nos audiences à la portée du projet de loi, sans pouvoir discuter de plus vastes questions nécessitant la collecte de données exhaustives sur la procréation assistée.
Il serait plus avantageux pour nous de mener une étude exhaustive sur le sujet. Nous devrions repartir à zéro, sans idée préconçue, pour comprendre les conséquences imprévues de la modification du cadre actuel, ainsi que les autres options de cadres qu’on pourrait inclure dans une mesure législative future.
Il ne fait aucun doute que le projet de loi S-202 part de bonnes intentions, mais ne mettons-nous pas la charrue avant les bœufs?
D’après l’Agence de la santé publique du Canada, environ un couple sur six au Canada éprouve des problèmes de fertilité, nombre qui a doublé depuis les années 1980. Nous devons à ces couples, de même qu’aux couples de même sexe, d’élargir nos connaissances et de créer un système qui protège non seulement leurs droits et leur libre arbitre, mais aussi ceux des mères porteuses et des donneurs de gamètes.
Comme le dit bien le titre du rapport final de la Commission royale sur les nouvelles techniques de reproduction, c’est « un virage à prendre en douceur ».