May 30, 2023
Honorables sénateurs, je prends aujourd’hui la parole à l’étape de la deuxième lecture du projet de loi C-13, Loi modifiant la Loi sur les langues officielles, édictant la Loi sur l’usage du français au sein des entreprises privées de compétence fédérale et apportant des modifications connexes à d’autres lois.
Les deux communautés de langue officielle en situation minoritaire, à savoir les francophones hors Québec et les anglophones du Québec, réclament depuis des années qu’on modernise la Loi sur les langues officielles. C’est ce que fait le projet de loi C-13, en plus d’essayer de donner suite aux besoins et aux priorités de ces minorités.
Cela dit, les changements proposés sont loin d’être négligeables et ne devraient pas être sanctionnés par le Sénat sans une étude approfondie. Ce projet de loi récrit un demi-siècle de politiques linguistiques fondées sur le principe fondamental selon lequel les deux langues du pays ont le même statut juridique et jouissent des mêmes droits. Or, l’objectif avoué de la nouvelle politique est l’égalité réelle.
Comme le résume le Barreau de l’Ontario :
Au Canada, les décisions de la cour à tous les paliers indiquent clairement que la Charte des droits et libertés et les lois sur les droits de la personne visent à réaliser une égalité « réelle » plutôt que « formelle ».
[Pour qu’il y ait] égalité réelle […] il faut « reconnaître et répondre aux différences que les membres d’un groupe en particulier peuvent vivre » pour être traités également.
Les dangers qui pèsent sur la culture et la langue françaises au Canada sont aussi réels que considérables. Quoi qu’il en soit, ce projet de loi va plus loin que l’égalité réelle et met en péril les communautés anglophones minoritaires de ma province.
Selon les données du Recensement de 2021, l’anglais est la première langue officielle parlée par plus d’un million de Québécois. Environ 600 000 d’entre eux vivent dans la région économique de Montréal, mais on trouve d’autres petites communautés anglophones dans l’ensemble de la province. Par exemple, on trouve plus de 7 500 Québécois ayant l’anglais comme première langue officielle dans la région de Gaspésie—Îles-de-la-Madeleine, plus de 4 800 dans la région de la Côte-Nord, plus de 24 000 dans la région du Nord-du-Québec, plus de 3 300 en Mauricie, et plus de 5 400 en Abitibi-Témiscamingue. On trouve aussi des Québécois anglophones au Bas-Saint-Laurent, dans la région de la Capitale-Nationale, dans Chaudière-Appalaches, en Estrie, au Centre-du-Québec, en Montérégie, dans la région de Laval, dans Lanaudière, dans les Laurentides, en Outaouais et au Saguenay—Lac-Saint-Jean.
Les difficultés des communautés anglophones du Québec sont mal connues. Heureusement, des comités parlementaires ont étudié ces questions à deux reprises dans les dernières années. En 2011, le Comité sénatorial permanent des langues officielles a publié un rapport intitulé L’épanouissement des communautés anglophones du Québec : du mythe à la réalité, et en 2018, le Comité permanent des langues officielles de la Chambre des communes a publié un rapport intitulé Pour un engagement réel envers la vitalité des communautés de langue officielle en situation minoritaire.
Des représentants de communautés rurales ont dit au Comité sénatorial des langues officielles qu’il est difficile d’avoir accès aux services gouvernementaux en anglais, que bien des jeunes quittent la région et ne reviennent pas, et que pour ceux qui restent, les perspectives économiques sont faibles. On nous a dit que la seule école primaire anglophone du Bas-Saint-Laurent n’a ni gymnase, ni salle de musique, ni bibliothèque, et que, dans certaines régions, les élèves qui fréquentent des écoles anglophones peuvent passer jusqu’à trois heures par jour dans l’autobus scolaire.
Pourtant, voici ce que Graham Fraser, commissaire aux langues officielles du Canada de 2006 à 2016, a déclaré au comité de la Chambre dans le cadre de son étude :
Il y a […] un défi de reconnaissance de la réalité des communautés anglophones au Québec. Il s’y est ancré une certaine mémoire historique selon laquelle les communautés anglophones du Québec sont formées de riches propriétaires et de grandes sociétés qui vivent à Westmount et ne parlent pas français. En réalité, les chiffres démontrent que, en dehors de la ville de Montréal, les anglophones des communautés de partout sur le territoire du Québec sont moins prospères et moins éduqués que les francophones et qu’ils ont un taux de pauvreté et un taux de chômage plus élevés. Ils ont exactement les mêmes problèmes d’accès aux services de l’État en anglais que certaines minorités francophones à l’extérieur du pays.
En 2021, dans ce contexte, le gouvernement du Québec a présenté le projet de loi 96, Loi sur la langue officielle et commune du Québec, le français. Adoptée en 2022, cette mesure législative modifie la Charte de la langue française du Québec. Surtout, elle prévoit le recours de manière préventive à la disposition de dérogation pour éviter toute contestation aux termes de la Charte canadienne des droits et libertés. Bref, cette loi permet au gouvernement du Québec de faire abstraction de droits et libertés garantis par la Constitution, sans crainte de contestation judiciaire.
C’est dans le contexte de la modification de la Charte de la langue française du Québec que les anglophones du Québec ont été déçus et inquiets de trouver une mention de la charte québécoise dans le projet de loi modifiant la Loi sur les langues officielles du Canada. Dans le projet de loi C-13, il est fait mention de la charte québécoise à trois reprises. La mention la plus notable est celle qui figure dans les objectifs du projet de loi. Or, ces mentions ne contribuent en rien à renforcer ou à promouvoir les droits et libertés des Canadiens de langue française.
Le projet de loi fait état des dispositions constitutionnelles qui s’appliquent au Québec, au Manitoba et au Nouveau-Brunswick, mais la Charte de la langue française du Québec est la seule mesure législative provinciale dont le nom est mentionné dans le projet de loi fédéral. Cette désignation pose problème parce que la charte québécoise pourrait être modifiée dans l’avenir par n’importe quel gouvernement du Québec d’une façon qui serait susceptible de nuire davantage à la communauté anglophone. Or, sa mention demeurerait dans la Loi sur les langues officielles du Canada. Par surcroît, cette modification crée également une asymétrie entre les droits des communautés de langue officielle en situation minoritaire au Québec et à l’extérieur de cette province.
Voici ce que l’honorable Michel Bastarache, ancien juge à la Cour suprême du Canada, a déclaré au Comité des langues officielles pendant l’étude préalable du projet de loi C-13 :
Je suis personnellement opposé à la référence à une loi provinciale dans la loi fédérale. Je crois que le régime linguistique fédéral est très différent de celui du provincial. Le rôle du commissaire aux langues officielles ne ressemble en rien au rôle de l’Office de la langue française […]
La Loi sur la langue officielle du Québec, pour ce qui est des langues autres que le français, est plutôt une loi sur la non‑discrimination. Ce n’est pas une loi sur la promotion de l’anglais, alors que la loi fédérale est une loi sur la promotion des langues minoritaires.
Quand l’objet même des lois n’est pas le même ou n’est pas vraiment conciliable, je ne vois pas l’utilité de faire cela. Si le gouvernement est d’accord avec certaines dispositions de la loi québécoise, il n’a qu’à les adopter lui-même.
Qui plus est, dans la mesure où le projet de loi C-13 intègre la Charte de la langue française du Québec à la Loi sur les langues officielles, on nous dit qu’il intégrerait et sanctionnerait de facto l’usage préventif de la disposition de dérogation. C’est principalement pour cette raison, honorables sénateurs, que ce projet de loi doit être étudié par le Comité sénatorial des affaires juridiques et constitutionnelles. Nous devons connaître toutes les ramifications possibles de cette nouvelle approche.
On a prévenu le gouvernement de ne pas s’engager dans cette voie. Lorsque Patrimoine canadien a publié un document de réforme intitulé Français et anglais : Vers une égalité réelle des langues officielles au Canada en 2021, le commissaire aux langues officielles, Raymond Théberge, a réagi comme suit:
Je partage […] les préoccupations de la communauté d’expression anglaise du Québec, qui craint que l’ajout de composantes asymétriques dans la Loi ne mine le statut égal de l’anglais et du français. C’est pourquoi je recommande fortement au gouvernement de mettre l’accent sur l’égalité réelle plutôt que sur l’asymétrie législative afin de protéger les communautés de langue officielle en situation minoritaire partout au Canada et de favoriser le développement et l’épanouissement des deux langues officielles du Canada. Cela permettra au Commissariat d’intervenir au besoin pour conserver le précieux équilibre entre nos deux langues officielles.
Malgré la mise en garde du commissaire, la référence à la Charte de la langue française du Québec a été incluse dans le projet de loi C-13. Il nous incombe maintenant au Sénat, chers collègues, d’étudier la suggestion du juge Bastarache de supprimer la référence à la Charte de la langue française du Québec et d’insérer à la place les dispositions qui, selon les fonctionnaires, devraient être ajoutées à la Loi sur les langues officielles du Canada.
Le projet de loi C-13 édicte également la Loi sur l’usage du français au sein des entreprises privées de compétence fédérale. Cette nouvelle loi établit le droit de communiquer en français et d’obtenir des services en français de la part des entreprises privées de compétence fédérale, ainsi que le droit d’effectuer son travail et d’être supervisé en français dans ces entreprises. Cette loi s’appliquera d’abord aux entreprises privées de compétence fédérale au Québec avant d’être étendue à celles des régions à forte présence francophone.
Les entreprises privées de compétence fédérale comprennent les banques, les traversiers et les autobus qui traversent des frontières internationales ou provinciales, ainsi que les entreprises de télécommunications, par exemple les compagnies de téléphone et d’Internet. Ainsi, les francophones, d’abord au Québec, puis dans les régions à forte présence francophone, auront le droit d’obtenir des services auprès de ces entreprises et d’y travailler en français.
Je note que la définition ou la quantification d’une « forte présence francophone » reste à définir dans le règlement.
En outre, la nouvelle loi stipule que les entreprises privées de compétence fédérale au Québec peuvent choisir d’être soumises à la Charte de la langue française du Québec. Ce changement particulier souligne l’asymétrie introduite par le projet de loi C-13.
Honorables sénateurs, pour conclure, je vous invite tous à prendre en considération le fait que la Constitution confère au Sénat deux tâches distinctes. La première consiste à exercer une fonction de contrepoids ou de contrôle à l’égard du Cabinet et de la Chambre des communes. Nos fondateurs ont reconnu l’importance de protéger le droit à la dissidence politique contre les attaques éventuelles d’une majorité incarnée par la Chambre des communes.
La deuxième tâche est de représenter les régions du Canada à l’échelon fédéral. Dans un segment de leur ouvrage intitulé Protéger la démocratie canadienne : Le Sénat en vérité…, l’ancien politicien québécois et professeur Gil Rémillard et son coauteur Andrew Turner expliquent ce qui suit :
Les Pères de la Confédération ont voulu aussi donner comme fonction importante au Sénat de s’assurer que les minorités, à l’origine la population anglophone du Québec et les minorités francophones des autres provinces, soient représentées au Parlement canadien.
C’est à cette condition — où le Sénat défend les intérêts des minorités, même quand la majorité dans l’autre endroit ne le fait pas — que le marché a été conclu avec les Canadiens. Protéger les minorités, y compris la minorité anglophone du Québec, est notre raison d’être.
Honorables collègues, ce projet de loi peut être amélioré. Des changements mineurs peuvent y être apportés pour assurer l’égalité réelle des langues officielles tout en protégeant les droits de la minorité anglophone du Québec. Par conséquent, je vous demande d’accomplir votre mandat et de renvoyer ce projet de loi à deux comités pour étude, soit le Comité sénatorial permanent des langues officielles et le Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles.