June 11, 2018
Honorables sénateurs, je prends la parole au sujet du projet de loi C-45 à l’étape de la troisième lecture.
Au début de l’étude, j’ai parlé des craintes que j’avais concernant le fait que le gouvernement n’était pas parvenu à répondre à des questions fondamentales sur ses raisons de légaliser la marijuana. Malgré des améliorations positives, apportées grâce aux sénateurs conservateurs, il est évident que le projet de loi C-45 ne cadre pas avec la prétention qu’a le gouvernement d’adopter une approche axée sur la santé publique, et ce, pour la simple raison que la légalisation du cannabis menace la santé et la sécurité des Canadiens.
Après avoir entendu les arguments présentés, il est difficile de comprendre pourquoi le gouvernement procède de la sorte, surtout de façon si draconienne et irréversible. La légalisation devrait être une option de dernière instance, notamment si les approches progressives de réduction des méfaits du cannabis étaient un échec. Or, le gouvernement a choisi de mener un grand projet expérimental irrémédiable avec le public canadien.
Je ne doute point que les lois en vigueur régissant le cannabis pénalisent injustement les consommateurs, en particulier au sein de populations marginalisées. Je ne doute pas non plus qu’un nombre élevé de jeunes consomment déjà de la marijuana à l’heure actuelle, à leur détriment. Toutefois, il ne s’ensuit pas logiquement que la solution à ces problèmes soit de créer du jour au lendemain une industrie du cannabis prédatrice d’une valeur de plusieurs milliards de dollars, où les provinces jouent le rôle de revendeurs de drogue et le gouvernement fédéral prend sa part des profits.
Le gouvernement prétend que ses choix stratégiques sont fondés sur des données probantes. Pourtant, il ne semble résolument pas intéressé à adopter une approche progressive qui permettrait de recueillir de l’information. Le Canada est seulement le deuxième pays au monde, après l’Uruguay, à légaliser la marijuana. Nous manquons sérieusement de données de référence, malgré un effort de dernière minute de Statistique Canada en vue de nous aider à comprendre pleinement les incidences sur la santé et la sécurité d’une légalisation à grande échelle d’un seul coup.
Rien n’aurait empêché le gouvernement de mettre en œuvre un programme complet de sensibilisation du public lorsqu’il a été élu en 2015 afin de préparer les Canadiens à la légalisation. Or, il ne l’a pas fait. De même, rien ne l’empêchait de décriminaliser la possession de petites quantités de marijuana ni d’accorder un pardon aux personnes ayant à leur casier des condamnations antérieures relatives à une telle possession. Or, il a refusé de le faire.
L’introduction progressive de politiques de libéralisation du cannabis aurait permis au gouvernement d’agir immédiatement pour remédier à certains des aspects négatifs des lois en vigueur tout en recueillant des données clés et en informant le public.
La décision du gouvernement de ne pas adopter une approche graduelle s’explique en partie par le fait que la réduction de la consommation de cannabis, surtout chez les adultes, n’est pas une question qu’il prend vraiment au sérieux. On a pu le voir très clairement lorsque j’ai insisté auprès du secrétaire parlementaire Bill Blair pour qu’il nous explique pourquoi le gouvernement n’avait pas établi d’objectifs pour réduire le nombre de Canadiens qui consomme de la marijuana. Il n’a pas pu répondre. Or, quelques semaines plus tard, Santé Canada a fini par annoncer que le ministère établirait des objectifs de réduction du taux de consommation de cannabis, mais seulement chez les Canadiens de 15 à 24 ans.
L’établissement d’objectifs en vue de réduire la consommation de cannabis chez les jeunes est certes un pas dans la bonne direction, mais cela révèle que le gouvernement s’attend à ce que le nombre d’adultes canadiens qui font usage du cannabis augmente et que cela ne le dérange pas du tout qu’un plus grand nombre de gens consomment cette drogue.
C’est inévitablement ce qui se produira, car on sait que la légalisation de la marijuana contribue à en banaliser l’usage et laisse entendre que cela ne pose aucun risque. Qui plus est, chez les personnes qui consomment déjà du cannabis, la fréquence d’usage augmentera, et la fréquence est le plus grand facteur prédictif de méfaits. Selon un nouveau rapport publié par Deloitte, on estime que, après la légalisation, les consommateurs de cannabis vont acheter plus souvent de la marijuana qu’ils ne le font à l’heure actuelle et vont dépenser jusqu’à 68 p. 100 de plus pour ces achats. Cette prévision cadre avec les données empiriques recueillies ailleurs voulant que les politiques de libéralisation du cannabis, y compris la légalisation, entraînent une hausse de la fréquence et de l’intensité de la consommation chez les personnes qui en consomment déjà.
Des fonctionnaires de Santé Canada, de même que des experts du Centre de toxicomanie et de santé mentale et du Centre canadien sur les dépendances et l’usage de substances, pour n’en nommer que quelques-uns, reconnaissent que les personnes qui consomment fréquemment du cannabis sont plus susceptibles d’en subir les méfaits. Il existe de sérieux doutes que la légalisation soit la solution pour réduire les méfaits. Or, en donnant libre cours à une industrie commerciale de plusieurs milliards de dollars, qui, en soi, constitue déjà un lobby très puissant, le gouvernement a lié les mains des futurs législateurs, advenant que cette expérience échoue.
Le leader de l’opposition au Sénat a parlé hier dans cette enceinte du fait que certains des aspects les plus critiques de la légalisation, ceux qui concernent la santé et la sécurité des Canadiens, ont été relégués au processus réglementaire. De nombreuses questions relatives à l’emballage, à la publicité et à la puissance des produits seront réglées au moyen des règlements, ce qui n’a rien pour assurer aux sénateurs que les protections requises seront mises en place.
Je suis ravie que le Comité des affaires sociales ait accepté mon amendement, qui demande que les règlements futurs concernant les nouveaux produits du cannabis, comme les produits comestibles ou les produits de vapotage, soient soumis à l’étude du Parlement, mais cela ne change pas le fait que des décisions réglementaires concernant les éléments qui auront l’impact le plus grand sur la santé publique sont loin d’avoir été prises dans la transparence.
Le passage rapide à la commercialisation dans cette industrie devrait aussi nous amener à réfléchir aux pouvoirs discrétionnaires conférés par le projet de loi en matière de publicité. Nous savons que les entreprises du cannabis feront tout pour contourner les restrictions concernant la promotion de leurs produits, et c’est pourquoi cinq organismes de santé publique — le médecin hygiéniste en chef, l’Association canadienne de santé publique, l’Association médicale canadienne, la Société canadienne de pédiatrie et le Centre de toxicomanie et de santé mentale — ont tous recommandé que la publicité soit complètement interdite. C’est un autre exemple d’un gouvernement qui dit vouloir adopter une approche de santé publique, mais qui ignore les conseils de tous les principaux organismes du domaine au pays.
La semaine dernière, la majorité des sénateurs ont voté pour la correction de l’échappatoire qui permettait aux entreprises de cannabis de faire de la publicité de façon détournée. Parmi les restrictions partielles contenues dans le projet de loi se trouvait une exception qui aurait permis aux fabricants de produits du cannabis de faire des t-shirts, des casquettes, des étuis d’iPhone et d’autres articles sur lesquels figurerait le logo de leur marque. Cette pratique s’appelle l’extension de marque — de la publicité par des moyens détournés — et elle va manifestement à l’encontre de l’objectif de protection de la santé publique énoncé par le gouvernement.
Sans interdiction, les vêtements et autres articles de promotion arborant le logo d’entreprises de cannabis feront penser aux jeunes qui les verront que la marijuana est sécuritaire. C’est purement et simplement de la publicité, et le projet de loi C-45 prétend l’interdire.
Compte tenu des restrictions visant d’autres types de marketing, les entreprises consacreront inévitablement leur budget publicité à ces produits. Si nous le savons, c’est que c’est ce qui s’est produit avec le tabac et ce qui se produit déjà avec le cannabis.
Depuis que le Sénat a adopté l’amendement, il n’est pas étonnant que l’industrie du cannabis s’y soit opposée, mais elle crie au loup. Les entreprises peuvent distinguer leurs produits grâce aux emballages, aux accessoires portant l’image de marque du cannabis et aux présentoirs de promotion informative en magasin.
Une distribution hautement réglementée par l’intermédiaire de quelques détaillants donne à ces entreprises un marché captif, et elles n’ont nul besoin de valoriser la marque de façon détournée pour vendre plus de marijuana.
Nous aurions intérêt à nous souvenir de notre lutte de plusieurs décennies contre l’industrie du tabac pour que les logos de cigarettes comme celui de Camel ne soient plus visibles. Plus de 70 pays ont interdit l’extension de marque du tabac conformément à la Convention-cadre pour la lutte antitabac de l’OMS. Dans les faits, la pratique est interdite au Canada par différentes restrictions provinciales, mais ces victoires sur le plan de la santé publique ont été difficilement gagnées.
Nous avons une occasion en or d’apprendre des erreurs passées. La légalisation nous offre la possibilité de repartir à zéro, et le lobbying de l’industrie du cannabis ne fait que s’intensifier. Les producteurs ont clairement exprimé leur intention de contourner habilement les restrictions du projet de loi en matière de publicité. Une interdiction de valoriser la marque de façon détournée vient contrer cette menace avec de meilleures pratiques en matière de santé publique.
Lorsque le projet de loi C-45 sera renvoyé à la l’autre endroit, le gouvernement devrait accepter les amendements du Sénat. Lorsqu’une majorité de sénateurs relève une échappatoire contraire à l’objectif du projet de loi, le Sénat remplit son rôle de Chambre de second examen objectif. Si la motivation du gouvernement pour légaliser la marijuana est vraiment une question de santé publique et non de profit, il acceptera l’amendement visant à éliminer l’échappatoire relative à la valorisation de la marque de manière détournée, ainsi que nombre d’autres améliorations importantes qui ont été apportées au projet de loi par les sénateurs de tous les partis et de tous les groupes.
Même si le projet de loi prévoit la tenue d’examens, je crains encore fortement que la légalisation ne nous entraîne dans une voie à sens unique. Jonathan Caulkins, chercheur de renommée internationale dans le domaine des politiques sur la drogue, a dit ce qui suit sur l’avenir de la légalisation du cannabis :
[…] il est fort probable que, dans 25 à 40 ans, les gens regarderont en arrière et hocheront la tête en se disant: « Mais à quoi pensiez-vous? Pourquoi avez-vous pensé que c’était une bonne idée de créer une industrie de titans pour commercialiser cette drogue? »
Alors que nous nous préparons à voter à l’étape de la troisième lecture et à renvoyer le projet de loi à l’autre endroit, nous devons nous demander si nous avons fait tout en notre pouvoir pour protéger les Canadiens contre une politique non éprouvée et un marché avide de profits.