May 4, 2023
Reprise du débat sur l’interpellation de l’honorable sénatrice Boniface, attirant l’attention du Sénat sur la violence entre partenaires intimes, en particulier en milieu rural dans tout le Canada, en réponse à l’enquête du coroner menée dans le comté de Renfrew, en Ontario.
L’honorable Judith G. Seidman : Honorables sénateurs, je prends la parole aujourd’hui au sujet de l’interpellation de la sénatrice Boniface, qui attire l’attention du Sénat sur la violence entre partenaires intimes, en particulier dans les régions rurales du Canada, en réponse à l’enquête du coroner menée dans le comté de Renfrew, en Ontario. Je remercie la sénatrice Boniface d’avoir présenté cette importante interpellation et de m’avoir demandé de réfléchir plus particulièrement à l’épidémiologie concernant le groupe des femmes qui vivent dans les régions rurales et éloignées du Canada et qui sont confrontées à la violence exercée par un partenaire intime.
Dans ce cas, je l’interprète comme signifiant « du point de vue de la santé de la population », c’est-à-dire dans la tentative de comprendre les déterminants ou la causalité, et plus particulièrement les déterminants sociaux de leur état de santé. On appelle parfois les déterminants sociaux les causes des causes de l’état de santé d’une personne. Ils se situent très en amont de celui-ci; il est donc difficile d’établir une véritable causalité.
Une explication avancée par l’Organisation mondiale de la santé et souvent citée par d’autres organismes de santé publique explique que les déterminants sociaux de la santé sont :
[…] les facteurs non médicaux qui influencent l’état de santé des individus. Les circonstances dans lesquelles les individus naissent, grandissent, travaillent, vivent, et vieillissent ainsi que toutes les forces et tous les systèmes qui influencent les conditions de la vie quotidienne. Ces forces et systèmes comprennent les politiques et les systèmes économiques, les programmes de développement, les normes sociales, les politiques sociales et les systèmes politiques.
L’Agence de la santé publique du Canada recense 12 déterminants sociaux de la santé, soit le revenu et le statut social; l’emploi et les conditions de travail; l’éducation et la littératie; les expériences vécues pendant l’enfance; l’environnement physique; le soutien social et la capacité d’adaptation; les comportements sains; l’accès aux services de santé; la biologie et le patrimoine génétique; le genre; la culture; et la race et le racisme.
Comme l’écrit Mandana Mardare Amini dans un rapport pour Statistique Canada, publié en 2022 et intitulé Portrait des femmes et des filles selon l’éloignement relatif de leurs collectivités, Série 3 : Santé et bien-être :
Vivre dans une région rurale demeure un déterminant significatif des disparités en matière de santé pour les femmes, tant à l’échelle mondiale qu’au Canada […]
Bien que l’emplacement rural en soi n’entraîne pas nécessairement une mauvaise santé, des recherches antérieures ont démontré que le fait de vivre en région rurale pouvait non seulement limiter l’accès aux services de santé, mais également influencer d’autres déterminants socioéconomiques, environnementaux et relatifs à la santé au travail […]
Le rapport indique que les femmes et les filles vivant dans des régions très éloignées sont celles qui déclarent que leur état de santé perçu est le moins bon, qui déclarent les plus bas niveaux d’activité physique, et dont le pourcentage sans fournisseur habituel de soins de santé est le plus élevé. Elles déclarent également avoir une moins bonne santé mentale, et leur mortalité — toutes causes confondues et par suicide — est beaucoup plus élevée que chez les autres femmes et filles.
Dans le rapport, on révèle également que les décès par suicide ou lésions auto-infligées comptent parmi les principales causes de décès uniquement dans les régions très éloignées. Par ailleurs, les inégalités en matière de santé sont plus prononcées chez les femmes et les filles autochtones, qu’elles vivent en milieu urbain ou rural. Le rapport de 2022 de Statistique Canada indique que le risque de mauvaise santé est plus élevé dans les régions plus éloignées.
Dans Epidemiology: Principles and Methods, Brian MacMahon et Dimitrios Trichopoulos expliquent ceci:
[…] on considère généralement que l’existence d’une relation exposition-réponse, c’est-à-dire d’une association dans laquelle la fréquence de l’effet augmente ou diminue à mesure que l’exposition à la cause supposée augmente, peut laisser présager une relation de cause à effet.
Il faut toutefois déployer des efforts considérables afin de confirmer si les associations en question sont effectivement causales. En l’absence d’expériences directes, l’interprétation des preuves est complexe. Ainsi, à partir des statistiques canadiennes mentionnées, nous pouvons soupçonner un lien de cause à effet entre l’éloignement géographique d’une collectivité et la santé d’une personne qui y vit.
Bien que la criminologie ne soit pas mon domaine d’expertise, je remarque une tendance similaire dans les données sur les homicides commis par un conjoint ou un partenaire intime. Au cours des 10 dernières années, la proportion d’homicides commis par un conjoint ou un partenaire intime au Canada a été plus élevée dans les collectivités rurales que dans les régions urbaines.
Dans un rapport intitulé L’homicide au Canada, 2021, Jean-Denis David et Brianna Jaffray du Centre canadien de la statistique juridique et de la sécurité des collectivités ont relevé que les homicides de personnes qui entretenaient une relation conjugale ou intime avec l’auteur présumé représentaient 23 % des homicides commis dans les régions rurales contre 17 % de ceux perpétrés dans les régions urbaines. Nous pouvons donc supposer qu’il y a un lien possible entre la violence entre partenaires intimes et le fait de vivre dans une région rurale et éloignée du Canada. Malheureusement, il faudrait bien d’autres données.
Comme Eve Valera, une professeure agrégée de psychiatrie de la faculté de médecine de l’Université Harvard, l’a dit au Globe and Mail en décembre dernier : « Les femmes en général […] ont été peu étudiées dans bon nombre des projets scientifiques. »
Par exemple, l’article du Globe rapporte le travail fait par le centre canadien des commotions cérébrales, à Toronto. Cet établissement a plus de 100 cerveaux d’athlètes que les scientifiques étudient pour en savoir plus sur les effets des commotions cérébrales répétées. Il n’a toutefois qu’un seul cerveau d’une victime de violence familiale. C’est un problème.
Comme l’article le souligne, les chercheurs estiment qu’environ une Canadienne sur huit est susceptible de souffrir de lésions cérébrales non reconnues qui sont associées à la violence familiale. Nous en savons toutefois très peu sur les effets de ces lésions.
Dans un article publié en juin 2021 dans le JAMA Network Open et intitulé « Analysis of Female Enrollment and Participant Sex by Burden of Disease in US Clinical Trials Between 2000 and 2020 », la Dre Jecca Steinberg et ses collègues parlent de la sous‑représentation historique des femmes dans la recherche clinique :
Historiquement, la recherche médicale s’est concentrée sur la santé masculine. Les femmes ont souvent été exclues des essais cliniques, sous prétexte de garantir l’homogénéité de l’effet du traitement et de réduire la responsabilité potentielle à l’égard de la mère et du fœtus. Les préjugés fondés sur le sexe ont persisté, même après que la recherche a fait état de différences entre les sexes dans les résultats des tests de diagnostic, dans la progression de la maladie, dans la réponse au traitement, dans le métabolisme des médicaments et dans les résultats des interventions chirurgicales. Or, des études ont associé ce manque d’inclusion des femmes à des soins de santé sous-optimaux et à des résultats médicaux défavorables.
La Dre Steinberg et ses collègues ont constaté que les participantes sont toujours sous-représentées en oncologie, en neurologie, en immunologie, en urologie, en cardiologie et en hématologie par rapport à leur charge de morbidité. En revanche, les hommes inscrits sont sous-représentés par rapport à leur charge de morbidité dans huit catégories de maladies, y compris en ce qui a trait à la recherche sur la santé mentale et sur les traumatismes. Par conséquent, les préjugés fondés sur le sexe dans les essais cliniques peuvent avoir des conséquences négatives pour les deux sexes.
Dans son discours, la sénatrice Boniface nous a rappelé une autre enquête qui a eu lieu après un féminicide entre partenaires intimes en Ontario, c’est-à-dire l’enquête May-Iles de 1998. La sénatrice Boniface a demandé : « […] comment pouvons-nous nous retrouver dans une position similaire 24 ans plus tard? » Il se peut que la réponse à sa question soit que le manque de données et la partialité de celles-ci contribuent à la persistance de ce problème.
Selon un rapport du Comité permanent de la condition féminine de la Chambre des communes publié en juin 2021 et intitulé Défis auxquels font face les femmes vivant dans les collectivités rurales, éloignées et nordiques au Canada, le manque de services de transport, la difficulté pour les survivantes d’actes de violence à accéder à des services, l’absence de services Internet fiables, abordables et adéquats, l’absence d’options d’études accessibles à l’échelle locale, la difficulté à trouver un emploi stable, ainsi que la difficulté d’accès des services locaux ou l’absence de tels services, y compris des services de garde et des services de santé mentale ou de consultation, sont des facteurs intersectionnels qui ont une incidence sur la sûreté, la sécurité économique et le bien-être des femmes qui vivent dans les collectivités rurales, éloignées et nordiques. Les recherches visant à mieux comprendre la situation et les investissements visant à résoudre les difficultés en matière de santé pour les femmes des collectivités rurales et éloignées peuvent nous aider à mieux connaître et combattre la violence envers ces femmes.
À cet égard, le Canada fait des pas dans la bonne direction. Étant donné que « [l]a proximité géographique avec les centres de services et les centres de population est un déterminant important des résultats socioéconomiques et des résultats en matière de santé » et que « [c]’est pourquoi il s’agit d’une dimension pertinente de l’analyse et de l’exécution des politiques et des programmes », en avril 2020, Statistique Canada a publié l’ensemble de données de l’indice d’éloignement. Ce nouvel outil a déjà facilité d’importants travaux de recherche qui ont mené notamment à la publication du rapport de Statistique Canada rédigé par Mandana Mardare Amini, que j’ai cité plus tôt.
En outre, le gouvernement fédéral a reconnu que :
« […] les facteurs qui influent sur l’état de santé des femmes, des femmes transgenres, des filles et des communautés de diverses identités de genre ne sont pas toujours bien reflétés dans le système de santé […] »
En octobre dernier, le gouvernement fédéral a lancé l’Initiative nationale de recherche sur la santé des femmes. Dans un premier temps, les Instituts de recherche en santé du Canada et Femmes et Égalité des genres Canada s’associeront pour investir dans une coalition pancanadienne pour la santé des femmes. J’espère que cet investissement conduira à des améliorations tangibles dans la recherche et la prestation de soins de santé pour les femmes.
Nous devons continuer à nous pencher sur la sous-représentation historique des femmes dans la recherche afin de mieux comprendre et, ultimement, d’améliorer les résultats pour les femmes des collectivités rurales et isolées et pour les femmes en général. La vie des femmes en dépend.