June 2, 2015
Honorables sénateurs, le 6 février 2015, la Cour suprême du Canada a maintenu, dans l’affaire Carter c. Canada la conclusion d’un tribunal de la Colombie-Britannique selon laquelle « la prohibition de l’aide médicale à mourir viole les droits que l’article 7 garantit aux adultes capables voués à d’intolérables souffrances causées par des problèmes de santé graves et irrémédiables ». La décision de la Cour suprême du Canada affirme qu’« en leur laissant subir des souffrances intolérables, elle [la loi] empiète sur la sécurité de leur personne ».
La Cour suprême a suspendu les effets de sa décision pendant une période de 12 mois pour donner aux législateurs la possibilité d’agir : « La réponse législative ou réglementaire au présent jugement devra concilier les droits garantis par la Charte aux patients et aux médecins. »
L’opinion publique a forcé des pays des quatre coins de la planète à s’engager dans un débat public sur l’intérêt de la légalisation de l’aide médicale à mourir. La sénatrice Ruth et le sénateur Campbell ont présenté un projet de loi qui est pertinent et arrive à point nommé. Il facilitera d’importantes discussions qui traînent en arrière-plan et n’ont que trop tardé. Il est néanmoins certain que nous serons immédiatement plongés dans le domaine de l’abstrait, aux prises avec des problèmes dont la discussion est difficile et qui trouvent rarement leur solution dans le débat, des problèmes qui soulèvent souvent plus de questions qu’ils n’éclairent les réponses. Par exemple, comment résoudre le conflit apparent entre les droits individuels et les droits collectifs, comment concilier la liberté de choix et les facteurs sociaux qui limitent ce choix? Le serment d’Hippocrate est-il un empêchement à l’aide médicale à mourir et, si oui, dans quelles circonstances? Comment protéger les personnes vulnérables contre des interprétations trop larges et veiller à ce qu’il y ait des paramètres clairement énoncés?
Cette discussion publique nous forcera tous à affronter de grandes questions de philosophie, d’éthique et de religion. Nous devrons nous interroger sur les valeurs morales de notre temps et sur les paradigmes sociaux qui prévalent.
Dans son intervention à l’étape de la deuxième lecture, la sénatrice Ruth a parlé d’un sondage Ipsos Reid réalisé en septembre 2014 qui a révélé que 84 p. 100 de l’ensemble des Canadiens sont favorables à l’aide à mourir. Par contre, ceux qui auraient la tâche d’aider des patients à mourir, c’est-à-dire les médecins, ont des opinions partagées à cette initiative. Des médecins ont fait remarquer que c’était là une profonde transformation de leur façon d’exercer la médecine. La décision de la Cour suprême du Canada précise : « Certains praticiens de la santé considèrent la modification du droit comme le prolongement naturel du principe de l’autonomie du patient, alors que d’autres craignent que l’on déroge aux principes de déontologie médicale. »
Honorables sénateurs, il est important de prendre note du choix délibéré des termes employés dans le projet de loi. En effet, le projet de loi S-225 emploie l’expression « aide médicale à mourir » plutôt qu’« aide au suicide » ou « euthanasie ». Bien des gens emploient indifféremment ces termes, qui se distinguent pourtant par des nuances subtiles. L’euthanasie désigne une action directe du médecin pour mettre fin à la vie d’un patient, ce qui se distingue de l’aide médicale à mourir, où une personne provoque volontairement sa propre mort avec l’aide d’une autre personne, d’habitude un médecin, un parent ou un ami. L’aide médicale au suicide décrit un acte analogue à l’aide à mourir, mais elle évoque inévitablement la stigmatisation associée au suicide.
Ces choix dans l’utilisation d’un seul terme peuvent avoir un impact profond sur la perception qu’on a de l’intention traduite par le projet de loi et même sur la vraie signification juridique d’un acte donné. L’euthanasie, c’est quand des médecins posent un acte à l’endroit d’une personne. C’est une intervention directe. Alors que l’aide à mourir comporte l’idée que la personne qui souhaite mourir reçoit de l’aide ou obtient l’assistance d’un médecin. La responsabilité repose sur la personne qui désire mourir et prend des mesures en conséquence.
Le Canada peut voir un peu partout dans le monde des exemples de lois sur l’aide médicale à mourir et s’inspirer des débats qui ont cours dans les pays qui se sont déjà donné une telle loi.
En Suisse, l’aide au suicide est légale depuis 1937, comme le code pénal suisse le précise. Par contre, la participation d’un médecin n’est pas exigée, et il n’est pas nécessaire non plus que la personne soit un malade en phase terminale.
En 1996, l’Assemblée législative du Territoire du Nord, en Australie, a été la première au monde à légaliser l’aide médicale à mourir en adoptant le Rights of the Terminally Ill Act. Moins d’un an plus tard, cependant, le Parlement fédéral d’Australie a modifié cette loi pour la priver de tout effet légal, et a retiré le pouvoir constitutionnel de ce territoire de légiférer en matière d’euthanasie. Récemment, par suite d’un sondage national de 2012 qui a révélé que 83 p. 100 de la population était favorable à l’aide à mourir, le Sénat d’Australie a proposé un avant-projet de loi qui a été renvoyé à un comité pour enquête et étude. En novembre 2014, le comité législatif des affaires juridiques et constitutionnelles du Sénat australien a recommandé des consultations plus poussées avec des experts compétents avant que le projet de loi ne poursuive son parcours. Il a aussi recommandé que les sénateurs soient autorisés à voter selon leur conscience si un projet de loi de cette nature était présenté au Sénat.
Dans la fédération américaine, il est clairement du ressort des États de légiférer en la matière, et divers États ont adopté une loi sur l’aide médicale à mourir. L’Oregon a ouvert la marche, en adoptant en 1997 son Death with Dignity Act. Washington a suivi son exemple en 2008 et le Vermont a fait de même en 2013. Le modèle de l’Oregon, qui a été largement repris par les rédacteurs des projets de loi de Washington et du Vermont, permet aux médecins de prescrire une dose mortelle de barbituriques que le patient doit prendre lui- même : c’est le patient qui doit faire le dernier geste. D’ici la fin de 2015, 25 États en tout, ainsi que le district de Columbia, auront étudié une loi sur l’aide à mourir.
La loi de l’Oregon limite l’accès à l’aide à mourir aux patients en phase terminale ayant six mois ou moins à vivre. Cette loi est maintenant généralement acceptée dans tout l’État et soulève peu de débats. Cela s’explique en partie par le milieu des soins palliatifs en Oregon, qui est l’un des États américains comptant les taux les plus élevés d’aiguillages vers les établissements de soins palliatifs, de prescriptions d’opioïdes et de communications sur la fin de vie. Les rapports annuels faisant le suivi des personnes qui demandent l’aide à mourir indiquent que 90 p. 100 d’entre elles reçoivent des soins palliatifs, et que 95 p. 100 de ces personnes meurent chez elles.
L’aide médicale à mourir, dans une forme semblable à celle que propose le projet de loi S-225, a été officiellement légalisée par le Parlement néerlandais en novembre 2001 et par le Parlement belge en 2002.
Honorables sénateurs, le paragraphe 241.1(6) proposé dans l’article 3 du projet de loi S-225 indique ceci :
Le médecin aidant informe la personne qui souhaite formuler une demande d’aide médicale à mourir de ses diagnostic et pronostic médicaux, de ce qu’il adviendra si l’on accède à sa demande, des autres traitements possibles —notamment les soins de confort, les soins palliatifs dispensés à l’hôpital ou en maison de soins et le soulagement de la douleur — ainsi que de son droit de retirer sa demande à tout moment.
L’article 3 énonce diverses options pour l’aide à mourir qui, ensemble, représentent les soins de fin de vie. L’exigence législative proposée visant à explorer tous les traitements de remplacement possibles pose un défi particulier dans le contexte canadien.
À l’heure actuelle, il n’y a que 30 p. 100 des Canadiens qui ont accès aux soins palliatifs, en raison des longs délais d’attente, et ce même dans les situations critiques. Avec la loi sur l’aide médicale à mourir, le Canada doit examiner ses soins palliatifs et ses soins en fin de vie. Pour que cette loi soit appliquée conformément à ce que la Cour suprême du Canada a conclu, il faut des services de soins palliatifs plus solides et plus accessibles. En septembre 2014, l’honorable ministre de la Santé, Rona Ambrose, a dit que nous devrions nous assurer d’avoir les meilleurs soins en fin de vie possible avant de parler de suicide assisté et d’euthanasie.
Nous sommes maintenant saisis d’une question plus générale : en quoi consistent les soins palliatifs? La définition la plus couramment acceptée est celle de l’Organisation mondiale de la santé, qui définit les soins palliatifs comme suit :
[…] une approche qui améliore la qualité de vie des patients et des familles confrontés au problème associé à une maladie potentiellement mortelle. Cette approche prévient et soulage la souffrance grâce au dépistage précoce et à l’évaluation irréprochable du traitement de la douleur et des autres problèmes physiques, psychosociaux et spirituels.
Les soins palliatifs ne sont pas une nouveauté. Les premiers hospices ont été mis sur pied à l’Hôpital St-Boniface de Winnipeg et à l’Hôpital Royal Victoria de Montréal. En 1973, le Dr Balfour Mount a créé l’expression « soins palliatifs ». Depuis, notre propre Chambre a participé activement à orienter l’évolution des soins palliatifs. En juin 1995, le Comité sénatorial spécial sur l’euthanasie et l’aide au suicide a déposé un rapport intitulé De la vie à la mort. Cinq ans plus tard, le Comité sénatorial permanent des affaires sociales, des sciences et de la technologie a examiné les progrès qui ont été réalisés pour mettre en œuvre les recommandations formulées dans le rapport.
Plusieurs études ont suivi. Elles ont été réalisées par plusieurs institutions distinctes, notamment par des comités du Sénat et de l’autre endroit, Santé Canada et les Instituts de recherche en santé du Canada, les IRSC. Une initiative lancée par les IRSC et des partenaires en juin 2003 — laquelle a pris fin en 2009 — a été louée, sur la scène internationale, pour ses approches novatrices.
L’intérêt d’appuyer les soins palliatifs au Canada a connu un nouvel essor après la publication, en 2010, du rapport sénatorial intitulé Monter la barre : Plan d’action pour de meilleurs soins palliatifs au Canada. Une année plus tard, le Comité parlementaire sur les soins palliatifs a publié le rapport intitulé Avec dignité et compassion : Soins destinés aux Canadiens vulnérables. Le rapport recommandait de créer un secrétariat des soins palliatifs ayant pour mandat de créer et de mettre en œuvre une stratégie nationale de soins palliatifs et de fin de vie.
Il y a des établissements de soins palliatifs partout au pays. Dans une fiche d’information qu’elle a publiée en octobre 2014, l’Association canadienne de soins palliatifs souligne que seulement 16 à 30 p. 100 des Canadiens ont accès à des services de soins palliatifs ou de fin de vie, ou en reçoivent. Le pourcentage varie en fonction du lieu de résidence. Ils sont encore moins nombreux à recevoir des services de deuil.
Le Dr Garey Mazowita, président du Collège des médecins de famille du Canada, a déclaré ceci :
Même si les hôpitaux fournissent d’excellents soins, ce ne sont pas forcément les meilleurs endroits où recevoir ces soins. Beaucoup de Canadiens préféreraient recevoir ces soins à domicile, lorsque cela est indiqué.
Honorables sénateurs, malgré ces défis, il y a eu de vrais succès et progrès au chapitre des soins de fin de vie au Canada. En Colombie- Britannique, l’organisme Fraser Health a ouvert des résidences offrant des soins palliatifs fournis par des équipes multidisciplinaires qui accompagnent les personnes en fin de vie.
L’Alberta a mis la touche finale à son cadre de soins palliatifs et de fin de vie en 2014. Il est destiné aux patients au seuil de la mort et à leur famille. Il est architecturé autour de la multiplication de services et d’évaluations interdisciplinaires, comme le soutien préventif au deuil et la gestion de la douleur et des symptômes.
En Ontario, le cadre des soins de fin de vie de l’Association médicale de l’Ontario vise à rapprocher les experts et la population pour améliorer la qualité des soins de fin de vie partout dans la province.
Au Québec, la Loi concernant les soins de fin de vie a été adoptée par l’Assemblée nationale, avec l’appui de tous les partis, et a reçu la sanction royale le 10 juin 2014. La loi prévoit la création d’un régime de soins palliatifs et des dispositions sur l’aide médicale à mourir, de façon assez semblable au projet de loi S-225, les différences principales concernant les témoins, l’absence de délai d’attente prescrit et les dispositions relatives aux médecins qui refusent d’administrer le traitement final. La loi entrera en vigueur en décembre 2015.
Il reste toutefois des questions en matière de compétence. La province de Québec soutient que l’aide médicale à mourir est un acte médical et, par conséquent, qu’elle relève de la compétence du gouvernement provincial. Les opposants, quant à eux, affirment que cela contrevient directement au Code criminel, qui interdit explicitement l’aide à mourir. Ces questions ne seront pas réglées tant et aussi longtemps que le gouvernement canadien ne se conformera pas aux exigences du jugement de la Cour suprême.
Honorables sénateurs, bien que la discussion nationale entourant les soins de fin de vie ait progressé, il reste encore beaucoup de travail à faire. Si le Canada ne dispose pas d’un régime de soins palliatifs accessible et universel, il est extrêmement difficile de légiférer en matière d’aide médicale à mourir. Au cours des 15 dernières années, nos propres rapports parlementaires ont fait état de la nécessité absolue d’une stratégie nationale en matière de soins palliatifs. En effet, le dernier rapport indique ce qui suit :
Dans les régions où des soins palliatifs sont offerts, la qualité et l’accessibilité varient en fonction du lieu de résidence. […] La disparité des services est encore plus prononcée dans les régions moins peuplées. Dans bon nombre de régions du Canada, il n’y a tout simplement pas de services de soins palliatifs. […] Avec le vieillissement de la population, la demande de services de santé axés sur les aînés s’accentuera, mais le système de santé actuel semble mal préparé à faire ce virage.
Enfin, je tiens à remercier mon honorable collègue, la sénatrice Batters, de son discours bien senti, dans lequel elle a souligné une lacune importante qu’elle a constatée dans le projet de loi S-225, là où il est question de souffrances psychologiques insupportables.
Nul doute que les législateurs souhaiteront prendre des dispositions pour empêcher que soient maltraitées des personnes qui peuvent se trouver à un moment de leur vie où elles sont particulièrement vulnérables. Il sera essentiel de rédiger des modalités très précises pour réduire les interprétations beaucoup trop larges de cette mesure législative.
Le projet de loi S-225 nous rappelle qu’il est nécessaire d’avoir une conversation nationale sur cette question — une conversation difficile, qui portera sur l’éthique, la médecine, la loi et la religion. Comme on le précise dans l’arrêt Carter c. Canada :
D’une part, il y a l’autonomie et la dignité d’un adulte capable qui cherche dans la mort un remède à des problèmes de santé graves et irrémédiables. D’autre part, il y a le caractère sacré de la vie et la nécessité de protéger les personnes vulnérables.
Honorables sénateurs, il est temps de tenir cette conversation nationale. Je vous remercie.