March 19, 2019
Honorables sénateurs, j’interviens aujourd’hui pour parler du projet de loi C-81, Loi visant à faire du Canada un pays exempt d’obstacles.
L’impératif de s’atteler à la question de l’accessibilité est devenu de plus en plus urgent au cours de la dernière décennie.
En 2011, l’Organisation mondiale de la Santé et la Banque mondiale ont conjugué leurs efforts afin de publier le premier Rapport mondial sur le handicap. À sa sortie, l’ancienne vice-présidente du Développement humain à la Banque mondiale, Mme Tamar Manuelyan Atinc, a déclaré que le rapport « non seulement fournit la première estimation mondiale de la prévalence du handicap depuis les années 1970, mais présente également des témoignages convaincants sur le statut social et économique des personnes handicapées dans le monde ».
Selon ce rapport, plus d’un milliard de personnes, soit 15 p. 100 de la population mondiale, vivent avec une certaine forme de handicap.
Selon l’Enquête canadienne sur l’incapacité menée par Statistique Canada en 2012, près de 14 p. 100 de la population canadienne âgée de 15 ans ou plus ont rapporté une grave difficulté ou un grave handicap causé par un état ou un problème de santé à long terme.
S’il est vrai que beaucoup de personnes handicapées trouvent du travail dans leur communauté, beaucoup font face à une série d’obstacles, notamment un manque d’accessibilité, des attitudes négatives ainsi que des politiques et normes inadéquates qui limitent leurs fonctions quotidiennes et les empêchent de participer pleinement à la société.
Le Rapport mondial sur le handicap fait ressortir les conséquences de ces obstacles, en montrant que, dans le monde, les personnes handicapées ont un pronostic de santé plus défavorable, un niveau de scolarité moins élevé, une plus faible participation à l’économie et un taux plus élevé de pauvreté que le reste de la population.
Le travail novateur qu’ont accompli l’Organisation mondiale de la santé et la Banque mondiale dans le domaine de l’invalidité avait pour but de faciliter la mise en œuvre de la Convention relative aux droits des personnes handicapées des Nations Unies.
Il y a plus de 10 ans, l’Assemblée générale des Nations Unies a reconnu la nécessité de lutter contre la discrimination que subissent les personnes handicapées du monde entier. Dans cette optique, elle a adopté la Convention relative aux droits des personnes handicapées le 13 décembre 2006.
La convention a pour objet de « promouvoir, protéger et assurer la pleine et égale jouissance de tous les droits de l’homme et de toutes les libertés fondamentales par les personnes handicapées ».
Ce libellé revêt une importance particulière pour différentes raisons.
Premièrement, la convention a eu pour effet de changer, à l’échelle internationale, la conception de l’invalidité, qui est passée du « modèle médical » alors habituel à un « modèle social » beaucoup plus multidimensionnel. Deuxièmement, la convention a rappelé aux États leur obligation de protéger et de promouvoir les droits culturels, économiques et sociaux des personnes handicapées.
Fier de soutenir la convention, le Canada a été l’un des premiers pays à la signer, le 30 mars 2007.
Signalons, d’ailleurs, que des représentants du gouvernement du Canada, du ministère des Affaires étrangères et du Commerce international, de Justice Canada, de Ressources humaines et Développement des compétences Canada, et du ministère du Patrimoine canadien ont participé à l’élaboration de la convention, un projet d’envergure internationale.
Dans le Rapport fédéral sur les personnes handicapées de 2008, le gouvernement du Canada a affirmé que la convention était « un moyen important pour la communauté internationale de reconnaître et d’affirmer de nouveau la nécessité d’empêcher la discrimination contre les personnes handicapées dans tous les aspects de la vie ».
C’est pourquoi j’ai été ravie, comme bien d’autres Canadiens, que la ministre des Sciences et ministre des Sports et des Personnes handicapées présente le projet de loi C-81, Loi visant à faire du Canada un pays exempt d’obstacles, pour relever les défis auxquels est confrontée la communauté canadienne des personnes handicapées.
Les Canadiens handicapés ont longtemps dit qu’ils avaient besoin d’une telle mesure législative.
Le cadre législatif actuel du gouvernement fédéral en matière d’accessibilité est en grande partie fondé sur les plaintes. Ainsi, les personnes handicapées doivent mener des batailles juridiques personnelles qui prennent beaucoup de temps et qui coûtent cher pour lutter contre les obstacles auxquels elles sont confrontées dans la vie de tous les jours.
Pour corriger cette situation, le gouvernement fédéral a annoncé ce qui suit dans le budget de 2016:
Afin d’éliminer les obstacles systémiques et d’offrir une égalité des chances à tous les Canadiens handicapés, le gouvernement consultera les provinces, les territoires, les municipalités et les intervenants en vue d’instaurer une loi sur les Canadiens handicapés.
Le 29 mai 2017, le gouvernement du Canada a publié un rapport sur ces consultations, qui s’intitule Canada accessible — Élaborer une loi fédérale sur l’accessibilité : ce que nous avons appris des Canadiens.
Entre juin 2016 et février 2017, plus de 6 000 Canadiens et 90 organismes ont participé au processus de consultation, tant en ligne qu’au cours de rencontres en personne. La réponse a été claire : les intervenants souhaitaient vivement l’adoption d’une nouvelle loi sur l’accessibilité, qui permettrait d’améliorer la qualité de vie des Canadiens handicapés — une loi qui enlèverait le fardeau qui pèse sur les particuliers pour le faire porter, comme il se doit, par la société et le système lui-même.
Honorables collègues, je suis entièrement d’accord pour dire qu’il faut adopter une nouvelle loi sur l’accessibilité, comme le projet de loi C-81, Loi visant à faire du Canada un pays exempt d’obstacles. Cependant, ma première analyse de ce projet de loi et les lettres que j’ai reçues d’intervenants me poussent à soulever de nombreuses questions et préoccupations qui demeurent sans réponse. Comme nous n’en sommes qu’à l’étape de la deuxième lecture et que le comité entendra des témoins importants, j’aimerais aborder quelques questions qui, d’emblée, sautent aux yeux.
Pour commencer, l’article 2 du projet de loi C-81 définit les termes « handicap » et « obstacle ». Dans le projet de loi, le terme « handicap » est défini comme suit :
Déficience notamment physique, intellectuelle, cognitive, mentale ou sensorielle, trouble d’apprentissage ou de la communication ou limitation fonctionnelle, de nature permanente, temporaire ou épisodique […] et dont l’interaction avec un obstacle nuit à la participation pleine et égale d’une personne dans la société.
Le terme « obstacle » est défini comme ceci :
Tout élément — notamment celui qui est de nature physique ou architecturale, qui est relatif à l’information, aux communications, aux comportements ou à la technologie ou qui est le résultat d’une politique ou d’une pratique — qui nuit à la participation pleine et égale dans la société des personnes ayant des déficiences notamment physiques, intellectuelles, cognitives, mentales ou sensorielles, des troubles d’apprentissage ou de la communication ou des limitations fonctionnelles.
Il convient de souligner que le gouvernement du Canada a décidé d’utiliser la même définition du terme « handicap » que celle employée dans la Convention des Nations Unies relative aux droits des personnes handicapées. Par contre, le terme « obstacle » n’est pas défini dans la convention.
Bien qu’il soit important de passer à une autre terminologie que celle employée dans le monde de la médecine, je crains que ces définitions présentent certains problèmes. En utilisant ces définitions générales, sera-t-il plus difficile de repérer les personnes et les groupes qui font vraiment partie de la communauté des personnes handicapées au Canada et de répondre à leurs besoins? Si on confond inclusivité et efficacité, on risque de ne pas aider les personnes mêmes que ce projet de loi vise à aider.
Ensuite, plusieurs provinces du Canada ont déjà des lois sur l’accessibilité. Le Québec, par exemple, a été un des premiers à adopter une loi protégeant les droits des personnes handicapées, la Loi assurant l’exercice des droits des personnes handicapées en vue de leur intégration scolaire, professionnelle et sociale, qui a été adoptée en 1978 et modifiée en 2004 après un examen approfondi de l’Assemblée nationale.
La Loi sur l’accessibilité pour les personnes handicapées de l’Ontario, de son côté, est entrée en vigueur en 2005. Elle donne au gouvernement de la province le pouvoir d’élaborer, de mettre en œuvre et d’appliquer des normes permettant de réaliser l’accessibilité pour les personnes handicapées de l’Ontario.
En 2013, le Manitoba a adopté sa propre loi, la Loi sur l’accessibilité pour les Manitobains, dont la structure est semblable à celle de la loi ontarienne.
La Nouvelle-Écosse a quant à elle adopté la Loi sur l’accessibilité en 2017. D’autres provinces, dont la Colombie-Britannique, ont dit avoir l’intention de faire de même prochainement.
Y aura-t-il des conflits entre les lois provinciales et le projet de loi C-81 du gouvernement fédéral?
Commençons par rappeler que le projet de loi C-81 s’applique seulement aux personnes et aux entités de ressort fédéral, comme le Parlement, la fonction publique fédérale, les entreprises privées de compétence fédérale, les Forces canadiennes et la Gendarmerie royale du Canada. Seulement une petite fraction des personnes handicapées du Canada seront donc touchées par le projet de loi C-81, ce qui pourrait créer certaines iniquités d’une région à l’autre.
De plus, le projet de loi C-81 crée toute une bureaucratie supplémentaire entourant l’accessibilité. Un nouvel organisme bureaucratique comprendra un commissaire à l’accessibilité pour l’application de la loi, un dirigeant principal de l’accessibilité et une nouvelle Organisation canadienne d’élaboration des normes d’accessibilité dotée d’un conseil d’administration composé de 11 membres, dont un président et un vice-président.
L’article 4 du projet de loi C-81 désigne un ministre responsable de la loi, tandis que les articles 11 à 16 décrivent les attributions du ministre. Par exemple, le ministre est responsable de « promouvoir, soutenir et exécuter des projets de recherche visant la reconnaissance et l’élimination d’obstacles ainsi que la prévention de nouveaux obstacles ».
L’Organisation canadienne d’élaboration des normes d’accessibilité, dont les attributions prévues sont décrites aux articles 18 à 20 du projet de loi, a des responsabilités semblables à celles du ministre. L’organisation de normalisation est responsable de :
[…] la promotion, le soutien et l’exécution de projets de recherche visant la reconnaissance et l’élimination d’obstacles ainsi que la prévention de nouveaux obstacles […]
Cette nouvelle bureaucratie présentera-t-elle des fardeaux administratifs, des chevauchements et des conflits majeurs, lesquels risquent de mener à de graves complications et entraves?
Le Conseil des Canadiens avec déficiences parle de cette préoccupation dans sa lettre ouverte concernant la nécessité de renforcer le projet de loi C-81, déclarant que ce projet de loi :
[…] fractionne à tort, à travers plusieurs organismes fédéraux, le pouvoir d’élaborer des normes d’accessibilité (règlements) et celui d’appliquer la loi. Ce fractionnement altèrera l’efficacité de la mise en vigueur et de l’application de la loi, rendant ces dernières plus déroutantes, plus compliquées, plus onéreuses et vecteurs de délais supplémentaires.
Autre fait préoccupant : le projet de loi C-81 ne propose aucune échéance. On n’y indique pas de date à compter de laquelle le gouvernement du Canada doit élaborer et mettre en œuvre des normes et des règlements en matière d’accessibilité. Il n’y a pas non plus d’échéanciers pour assurer la prise de mesures adéquates pour la mise en œuvre de la loi canadienne sur l’accessibilité. Par conséquent, il existe peu de manières d’évaluer et de mesurer les progrès, ce qui est encore plus de mauvais augure.
Dans sa lettre ouverte sur la nécessité de renforcer le projet de loi C-81, le Conseil des Canadiens avec déficiences dit :
Le projet de loi C-81 doit inclure des échéanciers. Ils sont essentiels! Ils permettront de garantir l’adoption d’importantes mesures en matière d’accessibilité ainsi que de mesurer l’évolution des progrès.
Une allocation budgétaire de 290 millions de dollars sur six ans pour appuyer la mise en œuvre des normes en matière d’accessibilité exige des échéanciers clairs. Sans eux, comment peut-on avoir l’assurance que ce financement profite aux personnes visées?
Enfin, le projet de loi C-81 permet au gouvernement fédéral et à divers organismes fédéraux d’exempter certaines organisations de leurs obligations en matière d’accessibilité. Par exemple, l’article 46 du projet de loi C-81 permet au Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes d’exempter tous ses organismes affiliés des exigences relatives aux plans sur l’accessibilité. Naturellement, si on rend l’exemption possible, certains seront enclins à s’en prévaloir.
Dans son rapport final d’analyse juridique du projet de loi C-81, commandé par le Conseil des Canadiens avec déficiences et publié le 1er octobre 2018, l’ARCH Disability Law Centre indique :
Toute exemption affaiblirait l’objectif global de la loi canadienne sur l’accessibilité.
Plus tôt ce mois-ci, j’ai rencontré l’Alliance pour une loi fédérale sur l’accessibilité pour discuter du projet de loi. Au cours des deux dernières années, l’Alliance, qui réunit 87 organismes et 92 membres individuels, a tenu des ateliers et mené des entrevues et des consultations auprès de la communauté canadienne des personnes handicapées. Ensemble, ils ont formulé 12 recommandations qui, selon eux, contribueraient à renforcer le projet de loi.
Pendant la rencontre, les représentants de l’alliance ont déploré l’absence d’échéanciers et le fait qu’il n’existait aucun moyen efficace de gérer les plaintes.
Son Honneur la Présidente intérimaire : Votre temps de parole est écoulé, sénatrice Seidman.
La sénatrice Seidman : Puis-je avoir cinq minutes de plus?
Son Honneur la Présidente intérimaire : Est-ce d’accord, honorables sénateurs?
Des voix : D’accord.
La sénatrice Seidman : Ils m’ont surtout rappelé que le Canada compte de très nombreuses personnes handicapées et que chacune a des besoins qui lui sont propres. C’est donc extrêmement ardu de déterminer les deux ou trois recommandations qui devraient être considérées comme les plus pressantes et les plus prioritaires.
Honorables sénateurs, le projet de loi C-81 est un pas dans la bonne direction, mais certains de ses articles ont besoin d’être resserrés.
En fait, la version qui nous a été renvoyée a déjà été amendée par l’autre endroit. Sur les 200 amendements et plus qui ont été soumis au comité, 74 ont été retenus. Même s’il s’agissait pour la plupart d’amendements de forme, certains touchaient aussi au fond.
La version amendée de l’article 50 du projet de loi, par exemple, précise désormais que les exemptions cessent d’avoir effet après trois ans et que les motifs sous-tendant une exemption sont rendus publics.
À l’article 5, les communications verbales ont été ajoutées à la liste des principales catégories d’obstacles que doivent surmonter les personnes handicapées. C’est particulièrement important, parce que les personnes dont le handicap touche l’ouïe, la parole, la compréhension ou les capacités à lire et à écrire ont souvent du mal à communiquer.
Honorables sénateurs, il y a encore des choses à améliorer dans le projet de loi C-81. J’attends avec impatience la prochaine étape du processus législatif, c’est-à-dire l’étude en comité, car nous pourrons alors confirmer notre attachement à la Convention des Nations Unies relative aux droits des personnes handicapées et améliorer le projet de loi afin qu’il puisse réellement aider les personnes handicapées du Canada. Je vous remercie.