December 5, 2023
L’honorable Judith G. Seidman : Honorables sénateurs, j’interviens aujourd’hui à l’étape de la troisième lecture du projet de loi C-35, Loi sur l’apprentissage et la garde des jeunes enfants au Canada.
Comme les sénateurs le savent sans doute, dans ce dossier, le gouvernement fédéral a conclu avec toutes les provinces et tous les territoires des ententes qui s’appliqueront jusqu’au 31 mars 2026. Le projet de loi C-35 vise à établir les paramètres des futures ententes sur l’éducation préscolaire et les services de garde, entre le gouvernement fédéral et les diverses administrations provinciales et territoriales, en inscrivant dans la loi le financement et les principes directeurs des services d’éducation préscolaire et des services de garde au Canada.
Le Comité sénatorial permanent des affaires sociales, des sciences et de la technologie, auquel je siège, a été chargé d’étudier ce projet de loi. Nous avons consacré 12 heures à entendre une diversité de témoins, notamment des représentants des gouvernements fédéral et provinciaux, des chercheurs et des parties prenantes, entre autres de la communauté des personnes handicapées, des représentants des communautés de langues officielles et des dirigeants autochtones.
Mes observations porteront principalement sur trois questions soulevées dans le cadre de notre étude du projet de loi. Premièrement, l’absence de définition des concepts d’éducation préscolaire et de services de garde; deuxièmement, le manque de cohérence en ce qui concerne les groupes minoritaires de langue officielle; et, troisièmement, la nécessité d’inclure davantage d’exigences en matière de données.
Le comité a questionné la ministre de la Famille, des Enfants et du Développement social, Jenna Sudds, au sujet du fait que le terme « apprentissage et garde des jeunes enfants » n’est pas défini dans le projet de loi C-35. En effet, le gouvernement n’y indique pas ce qu’il entend par ce terme. Pour justifier ce choix, il soutient qu’on disposera ainsi de plus de souplesse pour adapter les ententes à chaque province et qu’il préfère ne pas se montrer prescriptif dans la mesure législative.
Par contre, de nombreux témoins ont dit trouver préoccupant que le projet de loi C-35 ne définisse pas clairement ce qu’on entend par « apprentissage et garde des jeunes enfants ». Sans arriver à un consensus autour d’une définition possible, la plupart des témoins s’entendaient sur les éléments nécessaires. Premièrement, la définition devrait concorder avec la Classification internationale type de l’éducation de l’UNESCO. Deuxièmement, elle devrait inclure les termes « agréés et réglementés », qui figurent déjà dans les accords en vigueur. Troisièmement, la définition devrait être inclusive, de manière à englober le mieux possible le contexte de l’apprentissage et de la garde des jeunes enfants d’un océan à l’autre.
Comme l’a dit Taya Whitehead, de la Fédération canadienne des services de garde à l’enfance :
Une définition bien formulée pourrait jouer un rôle important dans le soutien et la protection des programmes d’apprentissage et de garde des jeunes enfants à l’avenir.
Chers collègues, il me serait impossible de dire quelle serait la meilleure façon de définir l’apprentissage et la garde des jeunes enfants dans le projet de loi C-35. Étant donné les témoignages que nous avons entendus en comité, je dois toutefois me ranger à l’avis des experts : l’ajout, dans le projet de loi, d’une définition du terme « apprentissage et garde des jeunes enfants » pourrait à la fois éliminer toute ambiguïté et offrir la souplesse dont tous ont besoin.
En ce qui concerne l’incohérence au sujet des langues officielles minoritaires dans le projet de loi, au cours de l’étude article par article, le comité a examiné une série d’amendements concernant les communautés de langue officielle en situation minoritaire. Le Comité des ressources humaines de l’autre endroit a accepté d’amender l’article 7 en ajoutant un engagement de financement pour les langues officielles. Cet amendement visait simplement à déclarer que les accords de financement doivent se fonder sur les engagements énoncés dans la Loi sur les langues officielles.
François Larocque, professeur, chercheur et avocat travaillant dans le domaine des droits linguistiques, a informé le Comité des affaires sociales de la nécessité d’amender également l’article 8 du projet de loi. L’amendement qu’il a proposé protégerait le financement à long terme des programmes et des services d’apprentissage et de garde des jeunes enfants pour les communautés de langue officielle en situation minoritaire partout au pays.
Chers collègues, en tant que membre de la minorité anglophone du Québec, je suis très bien placée pour comprendre l’importance de l’amendement à l’article 8 afin de garantir un financement à long terme. Depuis la création de la Loi sur les langues officielles au Canada, les communautés de langue officielle en situation minoritaire sont prises dans une boucle sans fin où elles doivent recourir aux tribunaux pour faire valoir leurs droits. Les communautés de langue officielle en situation minoritaire ont besoin de notre aide en tant que législateurs pour que nous veillions à ce que le gouvernement fédéral donne suite à ses engagements et à ses obligations et à ce qu’il y ait une référence explicite dans la loi lorsqu’elles plaident leur cause devant les tribunaux.
Le professeur Larocque a déclaré ceci au Comité des affaires sociales :
[…] si l’article 8 ne mentionne pas explicitement les programmes destinés aux communautés de langue officielle en situation minoritaire, il est plus que vraisemblable qu’un tribunal conclurait que le gouvernement n’est pas obligé de leur garantir un financement à long terme.
Malgré cela, le gouvernement n’a pas inclus cette mention dans l’article 8, et le Comité des affaires sociales n’a pas reçu d’amendement pour en insérer une.
On a également avisé le Comité des affaires sociales d’une autre incohérence dans la mesure législative. L’article 7(1)c) du projet de loi fait explicitement référence aux « minorités linguistiques francophones et anglophones » alors que l’article 11(1) fait référence aux « communautés de langue officielle en situation minoritaire ». Cette incohérence aurait pu être corrigée si le gouvernement s’était montré plus ouvert aux amendements.
En ce qui concerne la nécessité de disposer de davantage de données, les témoins qui ont comparu devant le Comité des affaires sociales ont été clairs : pour mettre en œuvre une politique sociale nationale comme celle qui vise l’apprentissage et la garde des jeunes enfants au Canada, il est essentiel de disposer de données solides. On a informé le comité de l’importance de recueillir des données afin de comprendre l’impact et l’efficacité de ces investissements.
Lors de la réunion du comité du 16 octobre, la ministre a confirmé que Statistique Canada avait récemment lancé une nouvelle enquête qui fournirait des renseignements dans différents domaines. La ministre a également mentionné que les accords actuels prévoient déjà des exigences en matière de rapports.
Cependant, nous avons également entendu des témoins qui étaient préoccupés par le fait que les provinces ne transmettaient pas les données comme prévu. Le professeur Gordon Cleveland, président du Groupe d’experts fédéral sur les données et la recherche sur l’apprentissage et la garde des jeunes enfants du Conseil consultatif national sur l’apprentissage et la garde des jeunes enfants, nous a dit : « […] le problème, c’est que bon nombre de provinces et de territoires n’ont pas la capacité » de recueillir des données robustes.
[ou ils] n’ont pas rangé cette activité dans leurs priorités. Les rapports qu’ils produisent ne sont pas conformes à ce que prévoyaient les accords. Ils ne fournissent pas d’informations en temps opportun comme nous nous y attendions, et lorsqu’ils le font, il y a des problèmes majeurs de comparabilité.
Martha Friendly, fondatrice et directrice générale de Childcare Resource and Research Unit, ou CRRU, a dit au comité :
Le CRRU recueille et rend certaines formes de données aussi comparables que possible entre les provinces […] Mais ce n’est pas une stratégie statistique […]
Elle a également déclaré: « Nous avons besoin d’une stratégie statistique qui nous permette de recueillir officiellement certains types de données. »
On nous a dit aussi qu’un manque de données complique la défense des droits des enfants de groupes méritant l’équité. Krista Carr d’Inclusion Canada a dit au comité :
Du côté des groupes de personnes handicapées, il est très difficile d’obtenir des données exactes et à jour, surtout à propos de l’inclusion des enfants handicapés, peu importe si c’est à l’école ou dans les systèmes d’apprentissage et de garde de jeunes enfants.
Ces renseignements sont extrêmement importants pour défendre nos arguments à l’égard des politiques ou des mesures législatives, car toutes les instances gouvernementales provinciales, territoriales ou fédérales demandent ces données.
Les témoignages que nous avons entendus de la part d’experts concernant l’absence de mécanismes de cueillette de données dans le projet de loi confirment mes préoccupations. Comment pouvons‑nous investir correctement et à long terme dans un système canadien d’éducation préscolaire et de garde des jeunes enfants si nous n’avons pas de données pour orienter les investissements futurs? Il est inconcevable de lancer un projet aussi important sans avoir des données de base pour guider les ententes futures.
En tant que fière Québécoise, je suis consciente des avantages que présentent des services de garde abordables et accessibles pour les mères et les familles. Le Québec s’est doté d’un programme universel financé par le gouvernement il y a plus de 25 ans. Le taux de participation au marché du travail des mères d’enfants âgés de 3 à 5 ans est passé de 67 % en 1998, lors du lancement du programme, à 82 % en 2014. De plus, une étude de Statistique Canada menée en 2018 a confirmé les avantages de ce régime pour les Québécoises au sein de la population active :
Par rapport à l’Ontario, la récente augmentation du taux d’activité des femmes au Québec est survenue essentiellement chez les femmes pour lesquelles les services de garde d’enfants d’âge préscolaire et de garde d’enfants avant et après l’école sont les plus pertinents, c’est-à-dire celles ayant de jeunes enfants. Au Québec, l’activité sur le marché du travail des femmes dont le plus jeune enfant était âgé de moins de 13 ans et qui n’avaient pas de diplôme universitaire s’est également accrue, ce qui laisse entendre que les politiques familiales de la province font en sorte qu’il est économiquement avantageux pour celles qui gagneraient probablement un salaire moins élevé d’entrer sur le marché du travail et d’y rester.
Selon l’économiste Pierre Fortin de l’Université du Québec à Montréal, en 2008, l’accès universel à des garderies à frais modiques a permis à près de 70 000 mères de plus d’occuper un emploi que si un tel programme n’avait pas existé; le PIB du Québec a augmenté d’environ 5 milliards de dollars en conséquence; et le rendement des transferts d’impôt que les gouvernements fédéral et québécois obtiennent grâce au programme dépasse largement son coût.
Chers collègues, nous convenons de l’importance d’avoir des garderies de qualité qui sont abordables et accessibles pour tous les Canadiens, mais nous avons besoin de définir plus clairement les services d’éducation préscolaire et de garde d’enfants et de faire preuve d’un meilleur leadership pour appliquer une stratégie nationale de collecte de données. Les Canadiens ont besoin d’aide pour accéder à des garderies abordables et de qualité. Nous manquons de places, il y a des listes d’attente partout au Canada et nous avons besoin d’un plus grand nombre d’éducateurs de la petite enfance qualifiés. Espérons que les investissements fédéraux aideront les familles canadiennes. Toutefois, sans données appropriées, il sera difficile d’évaluer les répercussions de l’investissement et d’adapter les futurs accords aux défis auxquels sont confrontés les Canadiens.