15 juin 2023
Honorables sénateurs, je prends la parole aujourd’hui à l’étape de la troisième lecture du projet de loi C-13, Loi modifiant la Loi sur les langues officielles, édictant la Loi sur l’usage du français au sein des entreprises privées de compétence fédérale et apportant des modifications connexes à d’autres lois.
Nous voici maintenant à l’étape de la troisième lecture. Le Comité sénatorial permanent des langues officielles a entendu cinq heures et demie de témoignages à propos de la version actuelle du projet de loi, laquelle comprend plus de 50 amendements adoptés à l’autre endroit. Le comité a procédé à l’étude article par article immédiatement après avoir entendu les témoignages qui étaient peut-être les plus complexes, ceux des juristes et des constitutionnalistes.
Le comité n’a pas eu le temps de réfléchir à ces témoignages ni de rédiger de possibles amendements inspirés par ce qu’il avait entendu avant l’examen article par article. Le processus d’examen en comité a été pour le moins rapide.
Le comité a entendu le commissaire aux langues officielles, Raymond Théberge. Je lui ai demandé s’il craignait encore, comme la communauté anglophone du Québec, que l’ajout de composantes asymétriques à la loi mine l’égalité de statut du français et de l’anglais en droit. J’ai aussi soulevé la question des mentions de la Charte de la langue française du Québec. Voici ce qu’il a répondu au comité :
Il y a beaucoup d’hypothèses par rapport à ce qui pourrait arriver dans l’avenir. Je ne peux vraiment pas m’avancer là‑dessus. Certains constitutionnalistes donneront leur avis à ce sujet. Je vais les laisser se prononcer. Je conviens que c’est quelque chose de nouveau. On mentionne également d’autres régimes, mais pas nécessairement de cette façon […]
— il faisait allusion à la Charte de la langue française —
[…] Le Nouveau-Brunswick a sa propre Loi sur les langues officielles. Dans ma province, le Manitoba, il y a l’article 23 de la Loi sur le Manitoba.
Honorables collègues, encore une fois, ni les dispositions législatives en matière de langues officielles du Nouveau-Brunswick ni celles du Manitoba ne sont mentionnées dans le projet de loi C-13 de la même manière que la loi linguistique du Québec. Le commissaire a dit qu’il allait appliquer toute loi promulguée par le Parlement, et il a fait les observations suivantes :
C’est ce qui est en place en ce moment, et nous devrons évaluer les effets de ces mesures.
Je pense qu’il sera important d’évaluer les effets de la Loi sur les langues officielles sur les collectivités, et nous devrons le faire dès le début.
J’ai questionné la ministre des Langues officielles, l’honorable Ginette Petitpas Taylor, sur les mentions de la Charte de la langue française, qui a été modifiée récemment. Voici sa réponse à ma question :
Oui, nous avons fait référence à la Charte de la langue française dans notre projet de loi, mais c’est seulement à titre descriptif, encore une fois, pour dire que c’est le régime qui s’applique au Québec. On ne dit pas qu’on est d’accord ou non. C’est la loi qui existe au Québec maintenant. Je ne suis pas constitutionnaliste ni avocate. Toutefois, pour répondre à votre question, j’ai bien entendu consulté des avocats du ministère de la Justice […] Ils nous ont indiqué qu’ils ne pensaient pas qu’il y avait des risques — ou qu’il y avait un risque minimum — dans ce dossier. En ce qui concerne la raison pour laquelle nous sommes allés de l’avant, il s’agit de définir ce qu’est la loi […]
En revanche, de nombreux juges et avocats qui ont témoigné devant le Comité des langues officielles ne partagent pas l’évaluation du ministère de la Justice.
L’honorable Michel Bastarache, ancien juge de la Cour suprême du Canada, a dit au Comité des langues officielles lors de la récente étude préalable du projet de loi C-13, avant même que des amendements aient été apportés par la Chambre :
Je suis personnellement opposé à la référence à une loi provinciale dans la loi fédérale. Je crois que le régime linguistique fédéral est très différent de celui du provincial.
De plus, Robert Leckey, doyen de la Faculté de droit de l’Université McGill a déclaré :
Le projet de loi C-13 ajouterait à la Loi sur les langues officielles des mentions de la Charte de la langue française. Ces mentions viendraient approuver celle-ci, car elles présupposent que les objectifs et les moyens favorisés par la loi provinciale sont compatibles avec ceux de la loi fédérale et les responsabilités constitutionnelles du gouvernement du Canada. Toutefois, cette prémisse n’est pas solide.
Par ailleurs, dans une lettre adressée au président du Comité des langues officielles de la Chambre des communes, et dans le cadre de son témoignage devant le Comité sénatorial des langues officielles, Mme Janice Naymark, qui a pratiqué le droit commercial et corporatif au Canada depuis plus de 25 ans, a dit très clairement qu’elle était :
[…] troublée par la référence à la Charte de la langue française du Québec dans une loi fédérale quasi constitutionnelle. […] En intégrant des références à la Charte de la langue française dans la Loi sur les langues officielles, le gouvernement fédéral appuie la loi 96 et la rend légitime de manière implicite […]
Comme vous pouvez le constater, chers collègues, il n’y a guère de consensus au sein de la communauté juridique concernant les références à la Charte de la langue française. Alors, pourquoi compliquer la mesure législative et créer un risque, si minime soit-il, pour les Québécois anglophones?
En tant que communauté de langue officielle en situation minoritaire, la communauté anglophone de cette province s’est toujours tournée vers le gouvernement fédéral pour obtenir protection et soutien, mais comme l’a fait remarquer Eva Ludvig, présidente du Réseau des groupes communautaires du Québec :
Nous vivons dans une province où la communauté anglophone, particulièrement récemment, est, disons-le, prise d’assaut par son propre gouvernement provincial. Nous avons toujours compté sur le gouvernement fédéral et le Parlement canadien pour appuyer la communauté anglophone. Nous sommes maintenant inquiets. Nous sentons que ce soutien est maintenant en péril.
Chers collègues, comme je l’ai souligné dans mon discours à l’étape de la deuxième lecture, s’il est vrai que, parmi la population d’anglophones de plus de 1 million de locuteurs au Québec, plus de 600 000 d’entre eux vivent à Montréal, des dizaines de milliers d’autres se trouvent dans de petites communautés à l’échelle de la province. Je vous exhorte à prendre en compte les communautés de langues officielles en situation minoritaire dans le reste du Québec. Compte tenu de la masse critique d’anglophones à Montréal, les services pourraient bien y rester accessibles, mais nous ne pouvons pas tenir pour acquis qu’il sera de même dans les petites communautés.
Les communautés anglophones au Québec doivent maintenant s’en remettre à la promesse du commissaire aux langues officielles de surveiller les répercussions de la mise en œuvre du projet de loi C-13. Comme il l’a écrit dans une lettre remise au comité sénatorial le 7 juin :
Il est crucial de surveiller étroitement la mise en œuvre de la Loi afin de bien évaluer les retombées de celle-ci et de cerner les problèmes rencontrés lors de son application. Le gouvernement doit se doter d’un mécanisme de surveillance et d’indicateurs clairs pour pouvoir saisir les effets de la Loi sur les communautés et de données probantes. Cette façon de faire permettra d’exploiter pleinement le potentiel de l’examen périodique et d’apporter les changements nécessaires à l’évolution continue de la Loi.
Si le commissaire conclut que les craintes des communautés anglophones du Québec se concrétisent, j’espère que le Sénat interviendra pour y remédier avec le même empressement que celui dont il a fait preuve pour adopter le projet de loi C-13.
Honorables collègues, comme nous en sommes tous conscients, les sénateurs ont la responsabilité de donner une voix à ceux qui n’en ont pas et de représenter les minorités de nos régions. Je comprends pleinement l’importance, pour les communautés francophones en situation minoritaire au Canada, de moderniser la Loi sur les langues officielles et j’appuie entièrement la protection et la promotion des droits linguistiques de la minorité francophone au pays.
Je comprends tout à fait l’importance d’assurer la survie et la vitalité du français pour le Québec et les Québécois. Toutefois, la mention de la Charte de la langue française du Québec dans le projet de loi, pour laquelle on a récemment inscrit dans la loi l’utilisation préventive de la disposition de dérogation, ne fait rien pour aider à protéger le français; cela ne fait qu’exposer inutilement à des risques l’autre communauté de langue officielle en situation minoritaire, c’est-à-dire les plus de 1 million d’anglophones du Québec.
Par conséquent, chers collègues, je vais voter contre ce projet de loi.