17 mai 2023
Honorables sénateurs, c’est à titre de porte-parole de l’opposition que je parlerai aujourd’hui à l’étape de la troisième lecture du projet de loi C-22, Loi visant à réduire la pauvreté et à renforcer la sécurité financière des personnes handicapées par l’établissement de la prestation canadienne pour les personnes handicapées et apportant une modification corrélative à la Loi de l’impôt sur le revenu.
Je remercie mes collègues du Comité sénatorial permanent des affaires sociales, des sciences et de la technologie d’avoir étudié attentivement ce projet de loi. Je remercie notre présidente, la sénatrice Omidvar, pour la manière dont elle dirige les travaux du comité, et je remercie aussi le parrain du projet de loi, qui était déterminé à le faire adopter le plus rapidement possible.
Je suis également reconnaissante aux personnes handicapées qui sont venues témoigner et qui ont su expliquer avec éloquence à quel point ce projet de loi est important pour elles.
Comme vous venez de l’entendre, le Comité sénatorial permanent des affaires sociales, des sciences et de la technologie a apporté six amendements au projet de loi C-22. J’en appuie deux : le premier est un amendement de forme portant sur la date d’entrée en vigueur de la loi et vise à corriger une erreur qui s’est glissée dans le texte pendant l’étude article par article du comité de l’autre endroit. La deuxième porte davantage sur le fond du projet de loi.
Il y a quatre ans, le Comité des affaires sociales, des sciences et de la technologie et le Sénat ont ajouté des délais à la Loi canadienne sur l’accessibilité, et maintenant, cette année, nous avons ajouté des délais à la Loi sur la prestation canadienne pour les personnes handicapées. En effet, nous avons amendé ce projet de loi, à l’article 11, afin d’exiger que le gouverneur en conseil prenne les règlements nécessaires dans les 12 mois suivant l’entrée en vigueur de la loi, pour permettre le versement de la prestation canadienne pour les personnes handicapées sous le régime de cette loi. Avec ce délai, on aura l’assurance que les règlements seront pris rapidement, conformément aux recommandations des défenseurs des droits des personnes handicapées.
Parmi les témoins que nous avons entendus, David Lepofsky, de l’Alliance de la Loi sur l’accessibilité pour les personnes handicapées de l’Ontario, est probablement celui qui a insisté le plus sur l’importance de ce délai en disant ceci :
Tout dépend du règlement, mais il n’y a pas de date limite pour l’adoption du règlement. Il y a six mois, la ministre a dit qu’il lui fallait un an, et qu’il n’est pas nécessaire d’attendre jusqu’à l’adoption du projet de loi. Ils s’occupent du travail politique actuellement. […] Donc, fixez [le délai] à un an […] Fixez une date limite.
Ce délai de 12 mois correspond à l’estimation que la ministre Qualtrough a donnée au comité et aux médias.
En effet, le 22 mars, en réponse à une question de la sénatrice Osler, la ministre Qualtrough a dit :
Compte tenu de tout le travail que nous avons déjà fait — c’est-à-dire les consultations massives, les sondages, le financement des organisations nationales pour communiquer avec leurs membres et leurs collectivités afin d’obtenir des commentaires —, nous prévoyons un délai réglementaire de 12 mois.
De plus, cet amendement permet une meilleure reddition de comptes et fournit un paramètre pour mesurer les progrès réalisés.
Comme vous l’avez déjà entendu, d’autres amendements ont été présentés au comité, dont un grand nombre sont importants et défendus par des membres de la communauté des personnes handicapées. Pourtant, comme je l’ai dit dans mon discours à l’étape de la deuxième lecture, le plus grand défi découle peut-être du fait que le gouvernement a présenté une loi habilitante, qui établit un cadre réglementaire et qui délègue la tâche d’en fixer les détails au moyen de règlements. Au lieu d’établir les détails d’une politique qui sera inscrite dans la loi, le projet de loi laisse la responsabilité aux autorités de réglementation qui conseillent le Cabinet et le ministre.
Le site Web de Santé Canada décrit les liens entre un règlement et une loi de la façon suivante :
Un règlement est une forme de loi, parfois appelé législation subordonnée, qui définit l’application et l’exécution de la loi. Il est pris sous le régime d’une loi, appelée loi habilitante. Les règlements sont adoptés par l’organe auquel le pouvoir de prendre des règlements a été délégué dans la loi habilitante, par exemple le gouverneur en conseil [ou] un ministre […]
Les règlements qui en découlent sont appelés des décrets-lois. Comme l’expliquent Marc Bosc et André Gagnon au chapitre 17 de la troisième édition de La procédure et les usages de la Chambre des communes :
Certaines lois du Parlement délèguent aux ministres, ministères, conseils, commissions ou autres organismes le pouvoir d’établir et d’appliquer des mesures législatives subordonnées définies seulement en termes généraux dans les lois. Le terme « décret-loi » est utilisé pour désigner ces règlements, décrets, règles, règlements administratifs et autres instruments.
Honorables sénateurs, de telles lois habilitantes modifient fondamentalement notre rôle parlementaire.
L’emploi de décrets-lois au Canada continue de susciter des débats depuis la Confédération. Je suis redevable à Laura Blackmore, l’analyste de la Bibliothèque du Parlement qui travaille pour le Comité des affaires sociales, des sciences et de la technologie, d’avoir partagé des ressources avec notre comité, nous permettant ainsi de mieux comprendre l’utilisation de ces pouvoirs.
Le professeur Lorne Neudorf, rédacteur en chef du Canadian Journal of Comparative and Contemporary Law et doyen adjoint de la Faculté de droit de l’Université La Trobe à Melbourne, en Australie, est sur le point d’achever une étude comparative pluriannuelle sur le contrôle parlementaire des décrets-lois en Australie, au Canada, en Nouvelle-Zélande et au Royaume-Uni. Cette étude a été financée par le Conseil de recherches en sciences humaines du Canada.
Dans un article intitulé « Reassessing the Constitutional Foundation of Delegated Legislation in Canada », publié en 2018 dans le Dalhousie Law Journal, le professeur Neudorf retrace la jurisprudence canadienne en matière de pouvoirs délégués. Voici ce qu’il écrit :
S’il peut y avoir d’importants avantages pour le Parlement à déléguer certains pouvoirs législatifs, par exemple permettre la rédaction rapide de règles détaillées pour répondre à de nouvelles circonstances et faire gagner du temps au Parlement et ménager ses ressources en vue des débats sur des politiques clés, cela implique également des préoccupations réelles quant à la reddition de comptes, ainsi qu’à la qualité et à la transparence d’un processus législatif mené en grande partie derrière des portes closes.
La délégation fait en sorte que d’importantes décisions qui affectent le pays entier peuvent être prises dans le cadre d’un processus qui exclut le Parlement et qui ne reflète pas le caractère conféré à ce dernier dans la Constitution — notamment en ce qui a trait à la démocratie, à la représentativité et à la responsabilité. Ce sont ces qualités qui ont fait que les fondateurs ont placé le Parlement au centre du processus législatif fédéral […]
Le projet de loi C-22 envoie presque tout dans la cour de la réglementation, mais en plus, on nous presse de l’adopter le plus rapidement possible.
Ceux qui voulaient que le projet de loi soit adopté sans qu’aucune question ne soit posée ont trouvé que l’étude menée par le Comité des affaires sociales, des sciences et de la technologie avait été longue — huit réunions où des témoins ont été entendus et d’autres réunions pour l’étude article par article. Or, huit réunions de témoignages ne suffisent pas pour élaborer une politique. Si le gouvernement avait présenté un projet de loi plus approprié — précisant soigneusement les critères d’admissibilité, les conditions à remplir pour toucher les prestations, le montant des prestations, le processus d’appel, l’échéancier, et cetera —, le Comité des affaires sociales aurait entendu des témoignages sur les dispositions détaillées et le Sénat aurait pu véritablement faire un second examen objectif de cette mesure législative. Au lieu de cela, nous avons dû nous contenter d’en faire une étude très générale.
Où cela nous mène-t-il?
Les tribunaux ont maintenu que les décrets-lois sont constitutionnels, mais, dans les décisions qu’ils ont rendues, ils ont souligné l’importance de la surveillance parlementaire. Comme le professeur Lorne Neudorf le souligne en ce qui concerne la décision Hodge c. La Reine, rendue en 1883, le Comité judiciaire du Conseil privé, le plus haut tribunal du Canada à l’époque, avait conclu qu’il incombait au Parlement de superviser le pouvoir exécutif en prenant des décrets-lois.
Le professeur Neudorf note également que dans l’arrêt In Re Gray de 1918, le juge en chef Fitzpatrick et le juge Duff ont déclaré :
La disponibilité constante de la surveillance parlementaire et, dans la mesure nécessaire, le contrôle du pouvoir exécutif ont dissipé la crainte que le pouvoir exécutif n’usurpe celui du Parlement […]
En ce qui concerne la décision rendue en 1943 dans l’affaire Chemicals Reference, le professeur Neudorf a écrit ceci :
La Cour suprême a confirmé la constitutionnalité des aspects importants de la loi, mais les juges ont souligné qu’il incombait au Parlement d’exiger que le pouvoir exécutif rende des comptes, en exerçant une surveillance et un contrôle du recours aux décrets-lois.
Bref, aux yeux des tribunaux, les décrets-lois sont constitutionnels, pourvu que le Parlement fasse son travail et garde un œil attentif sur la réglementation. Si nous adoptons cette mesure législative, c’est à nous que reviendra cette responsabilité de supervision parlementaire. Autrement, c’est que nous aurons abdiqué notre responsabilité. Autrement dit, si nous adoptons le projet de loi C-22 maintenant, nous confierons le premier volet de la surveillance aux personnes handicapées.
Le gouvernement s’est engagé à les consulter lorsqu’il rédigera le règlement d’application. J’estime que ce sont encore les personnes handicapées qui sauront le mieux faire valoir leurs intérêts et leurs points de vue, en plus de guider le gouvernement pour que ce processus aboutisse le plus rapidement possible, quitte à exercer la pression qui s’impose. Sauf qu’au final, c’est à nous de demander des comptes au gouvernement.
Honorables sénateurs, j’attire votre sur l’article 12 du projet de loi C-22. Voici ce qu’il dit :
Dès que possible après le premier anniversaire de la date d’entrée en vigueur du présent article, après le troisième anniversaire de cette date et après chaque cinquième anniversaire par la suite, le comité du Sénat, de la Chambre des communes ou des deux chambres désigné ou constitué à cette fin entreprend l’examen des dispositions et de l’application de la présente loi.
J’aimerais également ajouter la mise en garde suivante pour ce qui est de notre propre histoire en matière d’examens parlementaires. Charlie Feldman, dont nous nous souvenons tous, j’en suis sûr, qui était le conseiller parlementaire du Sénat, a publié en mars 2022 dans la Revue de droit parlementaire et politique un article intitulé « Much Ado about Parliamentary Review », ou beaucoup de bruit autour de l’examen parlementaire. M. Feldman a relevé les dispositions des lois fédérales qui prévoient expressément l’examen d’un texte législatif, ou de parties de celui-ci, par un comité parlementaire. Dans son examen de la période allant de janvier 2001 à juin 2021, il a trouvé 51 dispositions de ce type exigeant qu’un comité examine la loi à un moment ultérieur. Cependant, il a découvert que de nombreux examens n’ont jamais eu lieu et que de nombreux rapports sur les examens législatifs sont en retard de plusieurs années. Au moment de la rédaction de son rapport en 2022, seuls 17 de ces 51 examens avaient donné lieu à un rapport.
Feldman indique que :
[…] il se peut que les examens n’aient pas lieu en partie parce que l’absence d’examen ne semble pas entraîner de conséquences significatives.
Honorables collègues, nous devrions nous considérer comme avertis. Nous devons faire mieux pour garantir l’examen parlementaire de ce texte législatif au moment de sa promulgation, ainsi que l’examen de tous les textes législatifs qui prévoient un processus d’examen assorti d’un délai.
Au sujet de nos observations, brièvement, je dirais que, selon moi, il peut être plutôt futile d’inclure de nombreuses observations dans notre rapport d’étude d’un projet de loi. Toutefois, puisque ce projet de loi ne comporte que de grandes lignes, le comité a jugé important d’attirer l’attention sur des questions pertinentes soulevées par les témoins issus de la communauté des personnes handicapées. Vous avez déjà entendu ces observations. Elles se trouvent dans le rapport du Comité des affaires sociales et la sénatrice Omidvar, présidente du comité, en a discuté hier.
Honorables collègues, en terminant, bien que le projet de loi C-22 soit une loi habilitante dépourvue de détails, il s’agit également d’une occasion exceptionnelle, et la communauté des personnes handicapées l’appuie fermement. Comme l’a déclaré au comité Amélie Duranleau, directrice générale de la Société québécoise de la déficience intellectuelle :
Ce projet de loi pourrait jouer un rôle déterminant pour sortir de la pauvreté des personnes en situation de handicap partout au pays. En ce sens, il s’agit d’une occasion qui ne s’est pas présentée depuis des décennies.
Adoptons dès maintenant le projet de loi C-22, tel que modifié, et espérons que l’autre endroit ne tardera pas à nous communiquer sa réponse. Plus vite ce sera fait, plus vite le gouvernement et la communauté pourront entamer le processus de prise de règlements. Cela dit, n’oublions pas notre rôle essentiel, voire notre responsabilité d’examiner ces règlements et d’exiger des comptes de la ministre et du Cabinet.