15 novembre 2022
Honorables sénateurs, je prends la parole aujourd’hui au sujet du projet de loi S-248, Loi modifiant le Code criminel (aide médicale à mourir). Je remercie la sénatrice Wallin d’avoir défendu avec ardeur le dossier des demandes anticipées d’aide médicale à mourir. Elle a toujours eu à cœur de militer pour l’autonomie du patient.
Le projet de loi S-248 a deux objectifs. Il vise à modifier le Code criminel de manière : à permettre à une personne dont la mort n’est pas raisonnablement prévisible de conclure une entente par écrit en vue de recevoir l’aide médicale à mourir à une date déterminée si elle perd sa capacité à consentir à l’aide médicale à mourir avant cette date; à permettre à une personne atteinte d’une maladie, d’une affection ou d’un handicap graves et incurables de faire une déclaration écrite pour renoncer à l’exigence du consentement final lorsqu’elle reçoit l’aide médicale à mourir si elle perd sa capacité à consentir à l’aide médicale à mourir, si elle est atteinte des symptômes énoncés dans la déclaration écrite et si toutes les autres mesures de sauvegarde pertinentes énoncées dans le Code criminel ont été respectées.
Certains d’entre vous se demandent peut-être si le dépôt du projet de loi S-248 est prématuré, étant donné que le nouveau Comité mixte spécial sur l’aide médicale à mourir a été créé en mars 2022 et qu’il n’a accompli qu’une partie de son mandat jusqu’à présent. En juin 2022, le comité a déposé son premier rapport intitulé : L’aide médicale à mourir et le trouble mental comme seul problème médical invoqué : rapport provisoire. Cependant, je soutiendrai que ce projet de loi n’est pas prématuré; au contraire, nos travaux sont en retard, et il est temps de nous rattraper.
J’attirerai votre attention sur trois documents qui peuvent guider nos travaux : le rapport final de novembre 2015 du groupe consultatif provincial-territorial d’experts sur l’aide médicale à mourir, le rapport de février 2016 du Comité mixte spécial sur l’aide médicale à mourir intitulé L’aide médicale à mourir: une approche centrée sur le patient et le rapport de 2018 du Groupe de travail du comité d’experts réuni par le Conseil des académies canadiennes intitulé L’état des connaissances sur les demandes anticipées d’aide médicale à mourir. Nous disposons de l’information dont nous avons besoin pour agir. Nous devons maintenant avoir le courage de le faire.
Le premier rapport que nous devons examiner est celui du Groupe consultatif provincial-territorial d’experts sur l’aide médicale à mourir. En février 2015, dans l’affaire Carter c. Canada, la Cour suprême du Canada a conclu que l’interdiction absolue de l’aide médicale à mourir violait les articles de la Charte canadienne des droits et libertés qui protègent le droit à la vie, à la liberté et à la sécurité d’un individu. La cour a déterminé qu’il incombait au Parlement et aux législateurs provinciaux de mettre en place un régime juridique et réglementaire national pour l’aide médicale à mourir. Comme elle l’a écrit, le « législateur […] est mieux placé que les tribunaux pour créer des régimes de réglementation complexes».
On a donc formé le Groupe consultatif provincial-territorial d’experts pour donner des conseils non exécutoires aux ministres provinciaux et territoriaux de la Santé et de la Justice des 11 provinces et territoires participants sur l’adoption d’une approche pancanadienne en matière d’aide médicale à mourir. Les membres du groupe possédaient une expertise professionnelle en ce qui a trait aux questions cliniques, juridiques et éthiques pertinentes. Le groupe a publié son rapport final en novembre 2015 et a fait 43 recommandations en tout.
Les recommandations 12 et 13 portent sur le moment où le patient remplit un formulaire de déclaration pour réclamer l’aide médicale à mourir. Le groupe a envisagé quatre scénarios sur le moment de présentation d’une demande et a déterminé que l’aide médicale à mourir devrait être autorisée dans les trois cas suivants :
a) le patient est en possession de ses facultés en tout temps, depuis la demande initiale, jusqu’au moment de la prestation de l’aide médicale à mourir;
b) […] le patient a perdu sa capacité de décision entre le moment où il a rempli le formulaire […] et le moment de la prestation de l’aide médicale à mourir;
c) […] le patient a perdu ses facultés entre le moment de remplir le formulaire […] et le début de souffrances intolérables persistantes.
Le deuxième rapport que nous devons examiner est celui du Comité mixte spécial sur l’aide médicale à mourir. En décembre 2015, les deux Chambres du Parlement ont créé ce comité mixte spécial, dont le but était d’examiner les consultations et les rapports existants sur l’aide à mourir, de consulter les Canadiens et les experts pertinents et de faire des recommandations au gouvernement fédéral pour un cadre national sur l’aide médicale à mourir.
Faisant partie des 5 sénateurs et 11 députés de ce comité, je peux témoigner du sérieux avec lequel nous avons mené nos travaux. Au cours de cinq semaines en janvier et février 2016, notre comité a reçu plus de 100 mémoires et a entendu les témoignages réfléchis et précieux de 61 témoins, qui possédaient de riches connaissances et compétences dans les domaines du droit, de la médecine et de l’éthique.
En tant que législateurs, nous devions proposer un cadre sur l’aide médicale à mourir, qui respecte à la fois l’autonomie et la dignité des personnes souffrant d’une condition médicale grave et irrémédiable et qui protège certains des individus les plus vulnérables de la société.
En février 2016, le comité mixte spécial a déposé son rapport intitulé L’aide médicale à mourir : une approche centrée sur le patient, qui contenait 21 recommandations, notamment sur les conditions d’admissibilité et les garanties procédurales.
Quelques mois plus tard, en juin 2016, le gouvernement fédéral a présenté le projet de loi C-14 — le tout premier cadre juridique du Canada concernant l’aide médicale à mourir —, qui reflétait certaines des recommandations du comité mixte spécial, mais certainement pas toutes.
Une omission notable du projet de loi C-14 était la recommandation 7, qui disait :
Que l’on autorise le recours aux demandes anticipées d’aide médicale à mourir à tout moment, après qu’une personne aura reçu un diagnostic de problème de santé qui lui fera vraisemblablement perdre ses capacités ou un diagnostic de problème de santé grave ou irrémédiable, mais avant que les souffrances ne deviennent intolérables.
Pendant nos audiences, la professeure Jocelyn Downie, des facultés de droit et de médecine de l’Université Dalhousie, a suggéré les critères suivants pour les directives anticipées :
[…] il faut exiger qu’au moment de présenter la demande, le patient ait un problème de santé grave et irrémédiable, et qu’il soit capable; au moment de la prestation de l’aide, il doit toujours avoir un problème de santé grave et irrémédiable, et il doit être affligé de souffrances intolérables, selon les critères qu’il aura lui-même établis au moment de présenter la demande ou avant de perdre sa lucidité.
Mme Linda Jarrett, membre du Conseil consultatif des personnes handicapées, nous a dit ceci :
Selon les membres du Conseil, comme c’est le cas en ce qui concerne d’autres décisions importantes de fin de vie, nous devrions avoir la possibilité de faire connaître nos décisions lorsque nous sommes saints d’esprit et pouvoir espérer que celles-ci soient respectées si nous ne le sommes plus.
Honorables sénateurs, j’ai inclus ces citations pour montrer que la proposition de la sénatrice Wallin n’est pas nouvelle; cette recommandation avait été faite au comité mixte spécial il y a plus de six ans. Le rapport du comité et les témoignages entendus peuvent être facilement consultés dans le site Web du comité mixte spécial.
Le troisième document auquel nous avons accès est le rapport du Groupe de travail du comité d’experts sur les demandes anticipées d’aide médicale à mourir.
Je rappelle à ceux parmi nous qui étaient présents au Sénat lorsque nous avons débattu du projet de loi C-14 que ce dernier prévoyait la tenue d’un examen indépendant dans les deux années suivant son adoption au sujet de trois enjeux complexes : premièrement, la possibilité pour les mineurs matures de demander l’aide médicale à mourir; deuxièmement, les demandes anticipées; troisièmement, les demandes d’aide médicale à mourir pour les personnes dont la maladie mentale est la seule condition sous‑jacente. Afin que le mandat lié à l’examen indépendant puisse être rempli, le gouvernement du Canada a demandé au Conseil des académies canadiennes de former un groupe pluridisciplinaire de 43 experts du Canada et d’ailleurs pour la tenue de cet examen et l’étude des trois enjeux que je viens de mentionner.
Le groupe d’experts était présidé par l’honorable Marie Deschamps, ancienne juge de la Cour suprême du Canada et professeure auxiliaire à l’Université McGill et à l’Université de Sherbrooke. Le groupe de travail sur les demandes anticipées était présidé par Jennifer Gibson, professeure agrégée, titulaire de la chaire de bioéthique de la Financière Sun Life et directrice du Joint Centre for Bioethics de l’Université de Toronto. Ce groupe de travail rassemblait de nombreux experts reconnus dans les domaines de la bioéthique, du droit, du vieillissement, des professions de la santé concernées par l’aide médicale à mourir et du savoir autochtone, dont la Dre Alika Lafontaine, le professeur Trudo Lemmens, la professeure émérite Dorothy Pringle et le Dr Samir Sinha.
En décembre 2018, le Conseil des académies canadiennes a publié trois rapports finaux du groupe d’experts. Dans le résumé de ses rapports, le groupe d’experts a fait remarquer que :
Les principales raisons qui incitent à formuler une demande anticipée d’AMM sont le désir d’avoir le contrôle sur sa fin de vie et la volonté d’éviter la souffrance intolérable. Pour les personnes souhaitant recevoir l’AMM, savoir qu’elles pourraient perdre leur capacité décisionnelle et donc devenir inadmissibles à l’AMM est une source de crainte.
Le groupe d’experts a également observé que le principal risque associé aux demandes anticipées d’aide médicale à mourir est lié au fait qu’une personne pourrait recevoir cette dernière contre son gré, mais il a affirmé que plusieurs mesures de protection peuvent être mises en place pour éviter tout risque ou vulnérabilité.
Le rapport du Groupe de travail du comité d’experts sur les demandes anticipées d’aide médicale à mourir intitulé L’état des connaissances sur les demandes anticipées d’aide médicale à mourir consiste en cinq chapitres substantiels : « L’AMM au Canada : facteurs historiques et contemporains », « Demandes anticipées d’aide médicale à mourir : contexte et concepts », « Problèmes et incertitude entourant les demandes anticipées d’AMM : trois scénarios », « Données probantes tirées des pratiques connexes au Canada et à l’étranger » et « Autorisation ou interdiction des demandes anticipées d’AMM : facteurs à considérer ».
Bien qu’il ne revenait pas au comité d’experts ou à son groupe de travail de formuler des recommandations à l’intention du gouvernement, le rapport fournit des idées importantes, y compris de possibles mesures de protection concernant les demandes anticipées d’aide médicale à mourir, dont des mesures à l’échelle du système, des mesures légales, des mesures concernant les processus cliniques, des mesures de soutien à l’intention des professionnels de la santé et des mesures de soutien à l’intention des patients et des familles.
Honorables sénateurs, ces rapports du comité d’experts étaient censés améliorer notre compréhension et guider notre travail en tant que législateurs et ils n’ont toujours pas été soumis à l’examen d’un comité parlementaire comme le prévoyait initialement le projet de loi C-14. Il est grand temps que nous fassions notre travail.
De nos jours, les dispositions du Code criminel qui régissent l’aide médicale à mourir établissent deux séries de mesures de protection : une pour les personnes dont la mort naturelle est raisonnablement prévisible et une pour celles dont la mort n’est pas raisonnablement prévisible.
Les personnes qui font une demande écrite volontaire pour recevoir l’aide médicale à mourir doivent être atteintes de problèmes de santé graves et irrémédiables. De plus, elles doivent être mentalement capables, être libres d’influences externes et être en mesure de donner leur consentement éclairé.
Quand la mort d’une personne est raisonnablement prévisible, elle peut renoncer à l’exigence du consentement final si, au moment d’être évaluée et jugée admissible, elle avait la capacité de prendre une décision.
Plus précisément, une personne doit conclure une entente par écrit avec son praticien de la santé en vue de consentir à l’avance à l’aide médicale à mourir, à une date de son choix, au cas où elle perdrait la capacité de le faire à cette date.
En résumé, le projet de loi S-248 élargit ce qui est déjà permis par la loi. Une personne qui souffre d’une condition médicale grave et incurable pourrait renoncer à l’exigence du consentement final et recevoir l’aide médicale à mourir à une date déterminée, ou à l’apparition des symptômes énoncés dans son entente par écrit.
Honorables collègues, des experts respectés recommandent aux décideurs depuis 2015 de permettre les demandes anticipées, mais ceux-ci n’écoutent pas leurs conseils. Si nous continuons d’attendre que le gouvernement passe à l’action, des années pourraient s’écouler avant qu’une proposition de modification de la loi ne soit proposée. Cela aurait comme résultat que des Canadiens, au moment où ils sont le plus vulnérable, souffrent de manière non nécessaire et non souhaitée, sans pouvoir exercer leur autonomie personnelle et décider de leur propre fin de vie. Nous disposons d’excellentes données pour déterminer la meilleure manière d’agir. Le temps est venu d’en prendre acte. J’espère que vous vous joindrez à moi pour renvoyer ce projet de loi au comité.