15 décembre 2020
Honorables sénateurs, je prends la parole aujourd’hui à l’étape de la deuxième lecture pour parler du projet de loi C-7, Loi modifiant le Code criminel relativement à l’aide médicale à mourir.
En septembre 2019, la juge Baudouin a statué dans l’affaire Truchon c. Procureur général du Canada que l’exigence de « mort naturelle raisonnablement prévisible » du Code criminel et celle de fin de vie de la Loi concernant les soins de fin de vie du Québec violaient toutes deux des articles de la Charte canadienne des droits et libertés et étaient inconstitutionnelles et inopérantes.
Le projet de loi C-7 est une réponse législative adaptée à la décision de la cour. Il propose un certain nombre de modifications au Code criminel, à savoir l’abrogation de l’exigence de « mort naturelle raisonnablement prévisible » des conditions d’admissibilité et la création de deux séries de mesures de sauvegarde à appliquer selon que la mort naturelle d’une personne est raisonnablement prévisible ou non.
Honorables sénateurs, pour entamer l’étude du projet de loi C-7, nous devrions d’abord réfléchir au contexte historique du débat. Le Parlement a débattu de l’aide médicale à mourir pendant plus de deux décennies. En effet, en 1994, le comité sénatorial spécial sur l’euthanasie et l’aide au suicide s’est opposé aux modifications au Code criminel visant à permettre l’euthanasie volontaire.
Vingt ans plus tard, en 2014, l’Assemblée nationale du Québec a adopté la Loi concernant les soins de fin de vie, qui permettait aux personnes en phase terminale de demander et de recevoir l’aide médicale à mourir. Cette loi provinciale a été la première du genre au Canada, un mouvement monumental vers l’octroi de l’aide médicale à mourir dans certaines situations.
En février 2015, la société canadienne a pris un tournant décisif lorsque la Cour suprême du Canada a statué, dans l’affaire Carter c. Canada que les articles du Code pénal interdisant l’accès à l’aide médicale à mourir violaient les articles de la Charte canadienne des droits et libertés qui protègent le droit à la vie, à la liberté et à la sécurité d’un individu. L’arrêt rendait donc nuls les articles du Code criminel :
[…] dans la mesure où ils prohibent l’aide d’un médecin pour mourir à une personne adulte capable qui (1) consent clairement à mettre fin à sa vie; et qui (2) est affectée de problèmes de santé graves et irrémédiables (y compris une affection, une maladie ou un handicap) lui causant des souffrances persistantes qui lui sont intolérables au regard de sa condition.
En conséquence, le Parlement s’est trouvé devant la difficile tâche consistant à élaborer un cadre pour l’aide médicale à mourir conciliant l’autonomie, la liberté et la dignité des personnes qui souffrent de maladies graves et irrémédiables avec la nécessité de protéger la vie des personnes vulnérables.
En juillet 2015, le gouvernement Harper a mis sur pied le Comité externe sur les options de réponse législative à Carter c. Canada, dont le rôle était d’étudier les questions fondamentales liées à l’élaboration d’un cadre pour l’aide médicale à mourir. En décembre 2015, la Chambre et le Sénat ont créé le Comité mixte spécial sur l’aide médicale à mourir, dont le rôle était d’examiner le rapport publié par le groupe d’experts et un rapport des provinces et des territoires, de consulter les Canadiens et les experts pertinents et de faire une recommandation au gouvernement fédéral pour un cadre national sur l’aide médicale à mourir.
Honorables sénateurs, j’ai eu le grand honneur et l’immense privilège de siéger avec 4 de mes collègues à ce comité composé de 22 parlementaires. En 5 semaines, au début de 2016, il a reçu plus de 100 mémoires indépendants et entendu 61 témoins venus présenter leurs arguments juridiques, sociaux et éthiques.
Comme je le disais à l’étape de la deuxième lecture du projet de loi C-14, en juin 2016, j’ai alors fait un sérieux examen de conscience. Pour tout vous dire, je crois que ce fut l’une des années les plus remarquables, mais les plus exigeantes de ma carrière de parlementaire.
Même si l’aide médicale à mourir récoltait énormément d’appuis, les témoins ont aussi insisté sur le fait que le Canada devait améliorer de toute urgence son régime de soins palliatifs et offrir de meilleurs services et ressources aux personnes handicapées ainsi qu’à celles atteintes d’une maladie mentale ou de démence.
Le comité spécial mixte a entendu des témoignages de premier plan et il a débattu des critères d’admissibilité à l’aide médicale à mourir — enjeu clé s’il en est un —, se demandant notamment s’il devait absolument y avoir un diagnostic de mort imminente. Mémorables sont les mots d’un constitutionnaliste renommé qui a soutenu que « le Parlement pourrait poser comme condition que le demandeur soit atteint d’une maladie terminale, mais une telle disposition serait davantage susceptible à une contestation constitutionnelle ». D’un autre côté, une professeure d’éthique a clairement énoncé « que seules les personnes ayant moins de quatre semaines à vivre devraient être admissibles ». Un autre a mentionné « un déclin avancé et irréversible », tandis qu’un autre a parlé du « critère arbitraire […] qui ne se justifie pas sur le plan moral ».
Finalement, notre comité mixte spécial a conclu que limiter l’accès à l’aide médicale à mourir aux personnes ayant une maladie en phase terminale aurait comme résultat de prolonger injustement la souffrance de Canadiens ayant des problèmes de santé graves et irrémédiables. Pour cette raison, nous recommandions :
Que l’aide médicale à mourir soit accessible aux personnes atteintes de maladies terminales et non terminales graves et irrémédiables leur causant des souffrances persistantes qui leur sont intolérables au regard de leur condition.
Le gouvernement fédéral a déposé le projet de loi C-14, Loi modifiant le Code criminel et apportant des modifications connexes à d’autres lois (aide médicale à mourir), le 14 avril 2016, qui établissait un cadre national global pour l’aide médicale à mourir.
Ce qui en a étonné plus d’un, y compris moi-même, fut l’ajout du critère « de prévisibilité raisonnable de la mort naturelle » pour déterminer l’admissibilité, un libellé qui va à l’encontre de l’arrêt Carter et de la recommandation de notre comité parlementaire mixte spécial.
Cette nouvelle disposition, qui a été saluée par certains, mais décriée par d’autres, a donné lieu à des débats sérieux et émotifs dans cette enceinte.
De nombreux spécialistes ont affirmé que ce libellé était trop restrictif et qu’il en découlerait de graves répercussions. Joseph Arvay, l’avocat plaidant devant la Cour suprême dans l’affaire Carter, a déclaré ceci au sujet du projet de loi C-14 :
[…] ce projet de loi, dans la mesure où il contient une disposition sur la prévisibilité raisonnable, va à l’encontre de la décision Carter et est inconstitutionnel, et ne peut se justifier en invoquant l’article 1 de la Charte[…]
Benoît Pelletier, membre du Comité externe sur les options de réponse législatives à Carter c. Canada, nous a rappelé que la décision Carter se fonde sur les valeurs que sont l’autonomie individuelle, la dignité humaine et l’intégrité personnelle. Il a déclaré que ces valeurs s’appliquent à des personnes qui ne sont pas nécessairement à la fin de leur vie. Il s’agit de droits individuels fondamentaux à l’égalité.
Dans mon propre discours à l’étape de la deuxième lecture du projet de loi C-14, j’ai demandé que le Sénat « [amende] le projet de loi et [reprenne] mot pour mot les critères d’admissibilité qui figurent dans l’arrêt Carter de la Cour suprême, ni plus ni moins » et qu’il supprime l’alinéa 241.2(2)d), qui dit : « sa mort naturelle est devenue raisonnablement prévisible ».
Le Sénat a continué à jongler avec ces questions pendant des semaines avant d’accepter d’inclure un examen parlementaire après cinq ans dans le projet de loi C-14 pour examiner les questions éthiques les plus difficiles, en espérant que l’on aurait recueilli des données pertinentes et des récits d’expériences vécues, car la prise de décisions fondées sur des données probantes nécessite des données de qualité.
Honorables sénateurs, j’ai pris le temps de présenter cet historique parce qu’il permet de comprendre la situation actuelle.
Il y a quatre ans et demi, nous avons débattu des répercussions de l’inclusion du critère de la mort naturelle raisonnablement prévisible. Aujourd’hui, nous débattons des répercussions de son retrait.
Dans le cadre de l’étude préalable du projet de loi C-7, il y a quelques jours à peine, un certain nombre d’intervenants et d’experts ont soulevé d’importantes préoccupations. Des groupes de défense des personnes handicapées craignent qu’en élargissant les critères d’admissibilité en vue d’inclure les personnes dont la mort naturelle n’est pas raisonnablement prévisible, on montre clairement aux Canadiens handicapés que leur vie n’a pas la même valeur que celle des autres.
D’autres critiques s’inquiètent de la disposition du projet de loi C-7, qui prévoit que les personnes dont la mort naturelle n’est pas raisonnablement prévisible soient simplement informées des services de consultation psychologique, des services de soutien en santé mentale, des services de soutien aux personnes handicapées, des services communautaires et des soins palliatifs — au lieu d’y avoir accès — avant d’obtenir l’aide médicale à mourir. Autrement dit, le projet de loi fait en sorte qu’il sera plus facile de mourir que de vivre.
On craint aussi qu’il soit plus facile d’avoir accès à l’aide médicale à mourir qu’à des soins palliatifs.
Je m’en voudrais de ne pas souligner la recommandation sur les soins palliatifs faisant partie du rapport de notre comité mixte spécial, qui n’a jamais été mise en œuvre. Cette recommandation visait l’établissement d’un secrétariat national des soins palliatifs et des soins de fin de vie, chargé de mettre en œuvre une stratégie pancanadienne assortie d’un financement qui lui sera propre.
Ces questions méritent amplement d’être débattues maintenant et elles doivent être examinées dans le contexte de l’arrêt Carter et à la lumière des renseignements recueillis par Santé Canada depuis que le projet de loi C-14 l’exige.
Selon le Premier rapport annuel sur l’aide médicale à mourir au Canada, récemment publié en juillet, les cas d’aide médicale à mourir représentent 2 % de tous les décès au pays. Parmi les personnes qui ont reçu l’aide médicale à mourir, 82 % auraient obtenu des services de soins palliatifs, la plupart pour une durée de deux semaines à un mois. Selon les praticiens déclarants, moins de 2 % des patients n’avaient pas du tout accès aux soins palliatifs.
Le rapport a également révélé que des 41 % de patients nécessitant des services de soutien aux personnes handicapées, 90 % en avaient bénéficié. Selon des données de Santé Canada, 4 % des personnes ayant demandé un service de soutien aux personnes handicapées ne l’auraient pas reçu.
Cependant, les données sont nettement insuffisantes. Par exemple, elles n’indiquent pas les raisons précises du refus des médecins ou du retrait des demandes par les patients. Les données recueillies se fondent uniquement sur des demandes écrites. En fait, de nombreuses évaluations de demande d’aide médicale à mourir sont faites, les demandes écrites n’étant présentées que si l’admissibilité a été établie et les demandes verbales jugées irrecevables n’étant pas prises en compte.
Je dois souligner au passage que le projet de loi C-14 prévoyait une surveillance au moyen d’un système national de collecte destiné à fournir des données fondées sur des preuves. Il est essentiel de mettre à jour cette mesure législative. D’importantes lacunes doivent être cernées et corrigées.
Honorables sénateurs, il ne fait aucun doute que la discussion sur la mort et sur l’aide médicale à mourir a toujours été complexe et, comme beaucoup l’ont dit, très personnelle.
Au fil des décennies, l’opinion publique à ce sujet a été façonnée par des valeurs religieuses et culturelles, un sentiment de compassion pour la souffrance des personnes vulnérables, les expériences individuelles de chacun, et l’accumulation de l’expérience médicale et des connaissances scientifiques.
Il ne fait aucun doute que l’aide médicale à mourir continue de soulever des questions morales et éthiques en constante évolution et qu’elle fera encore longtemps l’objet de débats. Malgré cela, il nous incombe maintenant, à titre de parlementaires, d’être disciplinés et de nous concentrer sur le but du projet de loi C-7, qui répond à une décision rendue par la Cour supérieure du Québec.
Cette mesure législative nous donnera encore du fil à retordre à l’avenir, mais nous devons maintenant nous concentrer sur la tâche qui nous incombe, c’est-à-dire donner suite à la décision Truchon d’une façon qui respecte l’autonomie, la liberté, l’égalité et la dignité de personnes aptes qui souffrent d’une maladie grave et irrémédiable, et ce, tout en protégeant les plus vulnérables. Une fois de plus, nous tenons ici aussi, en cette Chambre de second examen objectif, un débat rempli de profondeur et de compassion, à notre mesure.
Chers collègues, je finirai par un dernier point. N’oubliez pas que l’examen quinquennal de l’ancien projet de loi C-14 est urgent et nécessaire. J’espère que le Sénat insistera pour y participer dès que possible en 2021.