Discours et déclarations

Interpellation « L’urgence de maintenant » : la sénatrice Seidman sur l’état du système canadien de soins de longue durée

27 octobre 2020

L’honorable Judith G. Seidman, ayant donné préavis le 30 septembre 2020 :  Qu’elle attirera l’attention du Sénat sur les faiblesses du système canadien de soins de longue durée, qui ont été révélées par la pandémie de la COVID-19.

Honorables sénateurs, dans les premiers stades de la pandémie de COVID-19, les Canadiens ont été renversés d’apprendre que la majorité des décès causés par la COVID étaient survenus dans les établissements de soins de longue durée. En date de juin, selon l’International Long-Term Care Policy Network, 85 % de toutes les personnes décédées de la COVID au Canada — soit 6 236 des 7 326 personnes décédées — étaient des résidants d’établissements de soins de longue durée. Ces données ont mené à de sérieuses discussions concernant les politiques qui aboutissent à la question suivante : comment cela a-t-il pu se produire?

Le Canada ne fait pas exception. De nombreux pays ont connu des taux de mortalité élevés dans les établissements de soins de longue durée. En juin, l’Institut canadien d’information sur la santé a publié un rapport intitulé La pandémie dans le secteur des soins de longue durée : comment le Canada se compare-t-il aux autres pays? Dans ce rapport, on examine les similitudes et les différences quant aux effets qu’a eus la pandémie dans les établissements de soins de longue durée au Canada et dans 16 autres pays de l’OCDE, dont l’Australie, l’Espagne, l’Allemagne et le Royaume-Uni. La proportion des décès survenus dans les établissements de soins de longue durée varie grandement selon les pays, allant de 28 % en Australie à 66 % en Espagne, la moyenne de l’OCDE se situant à 38 %.

Le rapport des Forces armées canadiennes publié le 14 mai 2020 a révélé les conditions de vie troublantes et inacceptables qui existaient dans cinq établissements de soins de longue durée de l’Ontario qui ont été submergés de cas de COVID-19 et qui avaient un besoin criant de secours humanitaires. Le rapport fait état d’infestations incontrôlées de cafards, de nourriture pourrie et de lits souillés qui n’étaient pas changés. Les membres des Forces armées canadiennes ont vu des employés réutiliser des fournitures médicales qui n’avaient pas été stérilisées et ont décrit les mauvais traitements infligés aux résidants par le personnel mal formé.

Bien que ces constatations brossent un tableau bien sombre de l’état de notre système de soins de longue durée, nous ne devrions pas en être étonnés. Ce système n’était absolument pas préparé et n’avait absolument pas l’équipement nécessaire pour faire face à la pandémie de COVID-19. Très peu de foyers pour personnes âgées avaient élaboré une stratégie pour protéger leurs résidants en cas d’urgence sanitaire.

Les experts de la santé nous disent depuis des décennies à quel point notre système de soins de longue durée est dans un état désastreux. Au cours des 20 dernières années, d’innombrables enquêtes ont été faites et nombre de groupes d’experts et de groupes de travail ont été chargés d’étudier en profondeur les problèmes sévissant dans ce système. Les recommandations d’experts visant à améliorer les soins ne manquent pas.

Je me souviens tout particulièrement du Comité sénatorial spécial sur le vieillissement qui avait été mis sur pied en novembre 2006 pour examiner les incidences du vieillissement de la société canadienne et en faire rapport. Sur une période de deux années et demie, le comité s’est employé à étudier la question du vieillissement de la société des points de vue des besoins en logement et en transport, des mauvais traitements et de la négligence, ainsi que de la promotion de la santé et de la prévention. Cette étude en trois étapes visait à cerner les grands problèmes à régler sur le plan des politiques publiques et à présenter une série de solutions possibles. Dans son rapport final, intitulé Le vieillissement de la population, un phénomène à valoriser, le comité a publié 32 recommandations fondées sur les conseils d’experts sur la façon d’aborder les défis liés au vieillissement de la population.

Honorables sénateurs, il est évident que le Canada ne manque pas de données probantes sur la manière de procéder à un changement durable dans le secteur des soins de longue durée. Nombreux sont ceux qui, comme le Comité sénatorial spécial sur le vieillissement, ont ouvert la voie aux politiques, aux discussions et aux échanges d’information constructifs. Malgré cela, des événements tragiques continuent de se produire. Les questions de fond restent inchangées et l’inquiétude pour le bien-être et la sécurité des aînés fragiles s’intensifie, même maintenant, chaque semaine qui passe. L’objectif de l’interpellation n’est pas de crier dans le vide, mais de souligner de toute urgence la nécessité de mettre en œuvre des solutions concrètes aux problèmes qui affligent la population la plus vulnérable. Les soins de longue durée sont un secteur fracturé. Il ne fait aucun doute que ces problèmes, exacerbés par la pandémie de COVID-19, nécessitent des mesures extraordinaires et immédiates.

À tout le moins, nous devons commencer par examiner les solutions claires et simples qui sont faciles à mettre en œuvre. En juin 2020, le groupe de travail de la Société royale du Canada sur la COVID-19 a publié un rapport intitulé Rétablir la confiance : la COVID-19 et l’avenir des soins de longue durée, qui souligne la nécessité d’établir des normes nationales pour le personnel qui travaille dans les établissements de soins de longue durée. On peut y lire ceci :

Réformer et restructurer la main-d’œuvre aura des avantages immédiats pour les aînés canadiens qui vivent dans des établissements de SLD et constitue une condition essentielle à un changement durable. Cela améliorera au moins aussi la qualité des soins, ce qui permettra aux établissements de SLD de diminuer le nombre de transferts inutiles vers les hôpitaux et le nombre de réclamations pour blessures présentées par le personnel, et d’interagir plus efficacement avec les personnes qui fournissent les soins à domicile et dans la collectivité.

L’organisation conseille aux gouvernements provinciaux et territoriaux, avec le soutien financier du gouvernement fédéral, de mettre en place des normes appropriées de rémunération et de conditions de travail, notamment en matière de congés de maladie, pour la main-d’œuvre importante et essentielle, mais non réglementée, des préposés aux bénéficiaires et des préposés aux services de soutien à la personne. Toujours dans le rapport, on conseille de mettre en œuvre des normes minimales de scolarisation pour le personnel non réglementé qui fournit les soins de première ligne dans les établissements de soins de longue durée, en mettant l’accent sur la formation continue et l’orientation.

Plusieurs autres spécialistes de la santé qui travaillent dans le secteur des soins de longue durée ont plaidé en faveur de recommandations similaires. Au début du mois d’avril, le Comité sénatorial permanent des affaires sociales, des sciences et de la technologie a été chargé d’étudier la réponse du gouvernement fédéral à la pandémie de COVID-19. Les témoins experts ont souligné que la pandémie a mis en lumière des problèmes qui existent depuis longtemps dans le secteur des soins de longue durée, tels que le manque de personnel, une formation inadéquate, les salaires peu élevés, les préposés aux services de soutien non réglementés et l’absence d’un processus d’accréditation national obligatoire. Les témoins ont proposé que la loi fédérale exige l’accréditation obligatoire des travailleurs fournissant des soins de longue durée et l’établissement de normes nationales pour un accès égal et une qualité uniforme des soins de longue durée dans tout le Canada.

Un témoin, Miranda Ferrier, présidente de la Canadian Support Workers Association et de sa section de l’Ontario, l’Ontario Personal Support Workers Association, a déclaré ceci :

Depuis cinq ans, nous défendons activement l’idée de l’autoréglementation des préposés aux soins en Ontario.

En fait, durant l’été, le Québec et l’Ontario ont répondu à la crise des soins de longue durée qui a éclaté au cours de la première vague. Le premier ministre du Québec a lancé un projet visant à embaucher et à former 10 000 préposés aux bénéficiaires de soins de longue durée. Le gouvernement de l’Ontario s’est engagé à augmenter le financement, à améliorer les conditions de travail et à moderniser le cadre de réglementation. Mais, en octobre, il y a déjà plus d’éclosions de COVID dans les établissements de soins de longue durée et la situation est sur le point de redevenir incontrôlable.

Outre la crise des effectifs dans les soins de longue durée, d’autres secteurs exigent notre attention. Par exemple, il est largement reconnu que les infrastructures des soins de longue durée sont désuètes. Dans certains établissements de soins de longue durée, pas moins de quatre résidants se trouvent dans la même chambre, et ils n’ont qu’un mince rideau pour protéger leur intimité.

Selon un rapport publié le 17 août par le Journal de l’Association médicale canadienne :

[…] le risque d’une éclosion de COVID-19 dans un établissement de soins de longue durée est lié au taux d’incidence de la maladie dans la région sanitaire entourant l’établissement […]

— c’est-à-dire, dans la collectivité —

[…] au nombre total de lits et aux anciennes normes de conception […]

Le rapport a analysé 623 établissements de soins de longue durée en Ontario, dont certains adhèrent encore à des normes de conception de 1972.

En avril 2020, le Centre canadien de politiques alternatives a publié un autre rapport, intitulé Re-imagining Long-Term Residential Care in the COVID-19 Crisis, dans lequel il souligne la nécessité de repenser les établissements de soins de longue durée. On peut y lire ceci :

Toutefois, il est important que les nouveaux concepts permettent non seulement la construction de chambres particulières, d’espaces extérieurs, de planchers antidérapants, de petites unités, de bonnes lignes de vue et de bons systèmes de communication, comme il y en a dans beaucoup d’établissements, mais aussi qu’ils prévoient suffisamment d’espace pour des services d’alimentation, de buanderie et de nettoyage à l’interne qui assurent la sécurité du personnel.

Les établissements de soins de longue durée ne devraient pas être des entrepôts ou des unités de stockage pour les aînés, mais des espaces de vie chaleureux qui leur offrent un esprit communautaire.

Tout en examinant ces solutions claires et réalisables à court terme, nous devrions profiter de l’occasion pour envisager d’apporter un changement profond et à long terme au sein du secteur. La pandémie de COVID-19 a dynamisé et inspiré les discussions politiques des spécialistes de la santé dans tout le pays. Nombreux sont ceux qui se tourneront vers nous, les parlementaires, pour obtenir des conseils et entamer l’importante conversation sur les façons dont nous pouvons repenser et remanier le secteur des soins de longue durée.

Certains peuvent se demander pourquoi l’interpellation au Sénat arrive à ce moment précis. Nous leur rappellerons que même si nous étions tentés de le faire dès le début de la pandémie, nous nous sommes rendu compte que nous avions besoin de recul pour bien évaluer la situation. Le recul est le propre même d’une réflexion indépendante, sereine et attentive, le principe directeur de notre institution. Nous avons le devoir d’étudier les projets de loi et les décisions politiques sans subir de pressions électoralistes. Nous sommes capables de donner corps à une pensée futuriste, influencée par des points de vue bien équilibrés et distincts. Le Sénat est l’endroit idéal pour étudier la manière dont nous nous occupons des personnes âgées dans la société.

Nous devons nous poser les questions suivantes : comment pouvons-nous fournir des soins de santé à la population vieillissante? Pourquoi investissons-nous plus dans les soins de courte durée et moins dans les soins de santé communautaire? Il faut procéder à une analyse critique de la situation actuelle.

L’étude faisant l’objet du rapport intitulé Aînés en transition : cheminements dans le continuum des soins, publié en 2017 par l’Institut canadien d’information sur la santé, a posé certaines questions pour tâcher de comprendre l’évolution des soins intégrés offerts aux aînés, au fil du temps, par le système de soins continus. L’étude a déterminé qu’un aîné sur cinq qui a déménagé dans un établissement de soins pour bénéficiaires internes aurait pu recevoir les soins qu’il lui fallait à domicile. De plus, les aînés comptent de manière disproportionnée sur les services hospitaliers. Selon l’étude, ils représentent 34 % des patients soignés à l’hôpital et 58 % des jours d’hospitalisation. Voici ce que l’étude en dit :

Si les services de santé continuent d’être dispensés comme ils l’ont été jusqu’à maintenant, la capacité des établissements de soins en hébergement devra doubler au cours des 20 prochaines années pour répondre aux besoins de la croissance démographique. De toute évidence, ce scénario n’est ni envisageable ni approprié. Pour être en mesure de répondre à la demande imminente d’une population croissante de personnes âgées, il ne faut pas se contenter d’ajouter des lits. Il faut plutôt transformer la façon dont les soins sont dispensés dans l’ensemble du continuum.

La population du Canada est vieillissante et ses besoins sont variés. Les soins de longue durée font partie d’un vaste cadre de soutien qui comprend aussi le vieillissement chez soi, le bien-être, la santé et les services sociaux. Bien qu’il soit important d’investir dans le secteur des soins de longue durée pour assurer sa viabilité, il faut aussi penser à soutenir les options de soins communautaires qui permettront aux aînés de vivre aussi longtemps que possible chez eux ou dans leur communauté. En effet, d’après le livre blanc publié en 2019 par l’Institut national sur le vieillissement, plus de 85 % des aînés préféreraient, si c’était possible, vieillir dans leur maison et leur communauté.

Mes collègues remarqueront que l’idée de vieillir chez soi me tient à cœur. Ma vision de l’avenir comprend notamment la création d’une « équipe de santé mobile ». Cette équipe pluridisciplinaire formée de professionnels de la santé circulerait dans la communauté et fournirait régulièrement aux aînés des soins de santé et des services sociaux. Les gens pourraient ainsi renouveler leurs ordonnances, avoir accès à une multitude de tests faciles à administrer grâce à un équipement mobile, et consulter divers professionnels de la santé. Grâce à un service de ce genre, les aînés pourraient recevoir immédiatement des soins médicaux dans le confort de leur foyer ou de leur communauté, sans aller à l’urgence. Les soins offerts dans la communauté les aideraient aussi à mieux gérer les activités de la vie quotidienne.

Honorables sénateurs, je suis consciente que le gouvernement fédéral ne peut pas imposer sa volonté concernant la manière dont les services de santé sont administrés. Ce n’est pas de son ressort. Pourtant, je vous le dis, si d’aussi nombreux aînés sont morts dans les centres d’hébergement de longue durée du pays, c’est parce que la société que nous formons a refusé de donner suite à toutes ces études. Il s’agit d’un échec collectif et national.

Le Comité sénatorial spécial sur le vieillissement a dédié son rapport aux :

[…] personnes âgées, que notre société, occupée à absorber des transformations sociétales considérables, a trop longtemps négligées.  Il l’a aussi dédié « aux aînés qui continuent d’espérer couler leurs vieux jours dans un monde meilleur ».

Moi aussi, je dédie la présente interpellation aux aînés. Ils ont pris soin de nous, ils ont revêtu l’uniforme, ils ont fait du Canada ce qu’il est aujourd’hui et ils méritent de vieillir dans la dignité et le respect — et ce n’est pas demain ni dans 10 ans qu’ils en ont besoin, honorables sénateurs, c’est maintenant. C’est aujourd’hui qu’il y a urgence.